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Le déclin anarchique de la philosophie des sciences

20 May 2024

Le déclin anarchique de la philosophie des sciences
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Paul Karl Feyerabend ; Image credit : Wikimedia

Si la survie d'une théorie-paradigme, sa préservation, fait partie intégrante du processus de la connaissance, alors tout ce qui apparaît comme de simples déchets de la connaissance – la structure académique des communautés scientifiques, les stratégies de financement des projets de recherche, la pression environnementale des idéologies en circulation, la ténacité opiniâtre que nous avons mentionnée – tout cela devient partie intégrante de la formation de la connaissance. Et c'est exactement ce que Feyerabend a voulu nous dire. Il ne dit pas, comme beaucoup le croient, que la science est politique, mais qu'il existe des politiques de la science qui entrent plus ou moins en collusion ou en collision avec l'environnement social et politique dans lequel elle se développe. D'où son programme politique de séparation de l'État et de la Science, tout comme l'État et l’Église ont été séparés. Une séparation qui, à mon avis, est toutefois déjà consommée, puisqu'une grande partie du financement de la recherche provient d'industries privées.

La plupart des scientifiques n'apprécient pas du tout Feyerabend. En revanche, une élite de scientifiques quelque peu excentriques le tient en haute estime. Parmi eux, le paléontologue S.J. Gould : il a confié à Feyerabend que Contre la méthode (1) l'avait inspiré pour élaborer sa théorie novatrice des « équilibres ponctués » dans l'évolution biologique, en collaboration avec N. Eldredge. Feyerabend citait cette reconnaissance avec contentement.


Le rejet de la pensée de Feyerabend est dû au fait que de nombreux scientifiques ont aujourd'hui été éduqués à penser que la seule chose qui compte dans la science est sa méthode. En revanche, bien qu’il fût l’élève de Popper, Feyerabend aimait plutôt les découvertes scientifiques. Lorsqu'en 1992, il tint un séminaire à l'université de Trente, auquel j'ai assisté, un professeur titulaire de physique théorique vint également. Au cours d'une discussion informelle entre les participants à la fin du séminaire, le physicien déclara à un moment donné que la physique n'est au fond pas grand-chose, que son seul mérite est d'avoir une certaine méthode... Silence gêné de l'assistance.


L'importance de Feyerabend ne réside pas dans le fait d'avoir ouvert un nouvel horizon dans la philosophie des sciences, mais plutôt dans le fait d'avoir fermé peut-être définitivement le filon le plus luxuriant de la pensée épistémologique moderne. Le courant austro-anglo-américain qui, partant de Mach, traverse tout un siècle en passant par le Cercle de Vienne, Popper, Quine, Kuhn, Lakatos... La biographie de Feyerabend – un Autrichien transplanté en Angleterre puis en Californie – semble résumer le décalage spatio-temporel de ce mouvement, né en Autriche et hébergé dans les pays anglophones. Feyerabend met fin à cette veine tout comme Occam a clôturé de manière nominaliste la saison scolastique et Hume a clôturé de manière sceptique celle de l'empirisme britannique. Ce glorieux courant de pensée a toujours été confronté à la nécessité d'une démarcation. Avec Feyerabend, ce besoin s’éteint : anything goes, tout est bon.


1.


La démarcation qui intéressait le Cercle de Vienne était celle entre les énoncés signifiants et les énoncés non signifiants. Pour les positivistes logiques, un énoncé est signifiant si et seulement s'il est vérifiable ; ainsi, le sens d'une proposition est la méthode de sa vérification empirique. Dans cette perspective, toutes les propositions métaphysiques ne sont pas fausses, mais dénuées de sens. Toute notre connaissance est inductive, et quant aux propositions logico-mathématiques, elles sont nécessairement vraies dans la mesure où elles sont des tautologies, « a = a ». L’ennui, cependant, c'est que dans cette mer de non-significativité sont jetées non seulement les eaux sales de la métaphysique, mais aussi toutes ces belles choses comme les énoncés éthiques, esthétiques, expressifs...


Cependant, pour Karl Popper, la démarcation qui importe n'est pas entre les énoncés signifiants et non signifiants, mais entre les énoncés théoriques scientifiques et non scientifiques. Autrement dit, tout ce qui relève de la métaphysique, de l'esthétique, de l'éthique, de la philosophie... est signifiant mais n’est pas ipso facto scientifique. Au contraire, la métaphysique constitue le « terreau » de la science : certaines théories naissent métaphysiques, c'est-à-dire non falsifiables et donc non scientifiques, et deviennent scientifiques avec le temps (le cas le plus célèbre étant celui de l'atomisme). Pour Popper, une proposition est scientifique dans la mesure où elle peut être falsifiée avec précision, en somme, la science procède par essais et erreurs. Les propositions de la psychanalyse – doctrine que Popper prenait particulièrement pour cible – sont très significatives mais ne sont pas scientifiques car il est impossible de les réfuter. En d'autres termes, son « contenu empirique » est très pauvre car il ne comporte que très peu d'affirmations de base potentiellement réfutables. En bref, la connaissance scientifique ne se construit pas par induction, comme le pensent les néo-positivistes, mais par sélection au moyen d'expériences falsifiables. Cela signifie qu'une proposition scientifique – que Popper appelle une conjecture – ne peut jamais être définitivement vérifiée, mais seulement être corroborée. Les théories scientifiques établies sont celles qui sont les plus corroborées, c’est-à-dire celles qui ont jusqu’à maintenant résisté aux tentatives de falsification les plus ingénieuses. C'est désormais la Vulgate philosophique officielle sur les sciences en Italie, celle qui est enseignée dans les lycées.


Bien qu'il s'agisse chez Popper de discriminer des théories – les théories scientifiques des non-scientifiques – la continuité non-problématique entre expérience et théorie est rompue, et l’on affirme que le recours à l'expérience a de la valeur dans le cadre d'un débat entre théories. L'expérience cesse d'être l'origine et la garantie des théories scientifiques, elle vient toujours après la théorie et exerce une fonction de filtrage dans une divergence. Pour Popper, « la science commence et finit par des problèmes ».



2.


Chassés par la porte de la rationalité tant par le néo-positivisme que par le rationalisme critique de Popper, Hegel et son approche essentiellement historique de la pensée reviennent par la fenêtre principalement à travers Thomas S. Kuhn. Ce n'est pas un hasard si ce dernier a été formé par Alexandre Koyré, un spécialiste de Hegel. Après Kuhn, les philosophes des sciences abandonneront de plus en plus les arguments a priori et se référeront de plus en plus à l'histoire concrète des sciences européennes. Le falsificationnisme est alors historiquement falsifié. Et la démarcation qui devient donc importante est celle entre science normale et science extraordinaire.


Kuhn note que, de fait, l'esprit critique, essentiel pour Popper au « jeu » de la science, n'est pas indispensable dans les sciences. Car en effet, même les théories les plus puissantes et les mieux établies sont largement réfutées par une myriade de faits et d'observations embarrassants. Si le falsificationnisme était pris au sérieux dans le travail scientifique, aucune théorie, surtout à ses débuts, ne devrait être acceptée car, de fait, chacune est falsifiée par un nombre plus ou moins grand de faits. Dans les phases que Kuhn appelle la science normale, et qui caractérisent la très grande majorité du travail des scientifiques, le travail scientifique consiste à essayer de résoudre des énigmes scientifiques, c'est-à-dire à faire entrer des faits récalcitrants dans la théorie acceptée, qui s'inscrit à son tour dans un paradigme scientifique donné. Voilà certainement l'invention la plus heureuse de la philosophie moderne des sciences : celle du paradigme, que nous utilisons tous aujourd'hui. L'histoire des sciences devient un processus discontinu de sauts d'un paradigme à l'autre, l'image rassurante d’une connaissance progressant de manière continue grâce à une accumulation patiente de connaissances est brisée. Scientia facit saltus.


Chaque nouvelle théorie, précisément parce qu'elle est nouvelle, n'ayant pas eu le temps de se normaliser au cours d'un débat prolongé, émerge dans une mer de phénomènes qui la réfutent. Ainsi, le travail de fourmi des « scientifiques normaux » – qui acceptent un paradigme scientifique donné sans esprit critique – renforce ce paradigme. Et il se renforce parce que les « normaux » élaborent une série de sous-théories servant de béquilles, découvrant ou soulignant de nouveaux faits qui viennent confirmer le paradigme. Le travail de résolution des énigmes – c'est-à-dire des irrégularités qui, si elles persistent, peuvent réfuter la théorie – renforce un paradigme scientifique donné parce que ses partisans ne se rendent pas à la réfutation que certains faits infligent à ce paradigme. Comme le dira plus tard Feyerabend, le partisan d'une théorie, surtout à ses débuts, doit être tenace, et la ténacité est l'inverse de l'esprit critique. En dehors des périodes appelées par Kuhn périodes de « science extraordinaire », c'est-à-dire de conflit explicite entre les paradigmes scientifiques en tant que tels – et de remise en question par les scientifiques eux-mêmes de ce qui est scientifique et de ce qui ne l'est pas – la plupart des chercheurs acceptent d'opérer dans le cadre du paradigme dominant dans leur domaine. Leur critère est le suivant : mieux vaut une théorie fausse que pas de théorie du tout. C'est le visage conservateur de la science, celui qui permet cependant à la connaissance de progresser.



3.


Le manque de place nous oblige à omettre les contributions décisives de Duhem, Poincaré, Michael Polanyi, Quine, Lakatos. Nous nous limitons ici à résumer l'image de l'activité scientifique qui émerge du débat épistémologique du XXe siècle. 


Rompant de plus en plus avec l'idée représentative de la connaissance comme système de Bilden, images de plus en plus fidèles au monde (le « miroir de la nature » dont parle Rorty), une image s’affirme : celle des théories scientifiques comme organismes signifiants se comportant par analogie avec les espèces animales. La métaphore spéculaire et contemplative est désormais remplacée par la métaphore biologique – ce qui se produit également dans d'autres domaines de la culture (nous pouvons penser à la biopolitique). Ce succès de la référence biologique – le savoir n'est qu'une partie de la vie – produira, entre autres, la théorie des mèmes de R. Dawkins, c'est-à-dire une approche biosimilaire des processus culturels. Mème (de mimesis), équivalent spirituel de gène, est aujourd'hui un autre terme couramment utilisé. Les théories et les paradigmes, de la même manière que les génotypes, évoluent par mutation et sélection. Les mutations ne proviennent pas de nouvelles expériences, mais de l'émergence d'une nouvelle idée, qui tombe en quelque sorte du ciel et exerce avant tout une attraction séduisante sur les esprits scientifiques. Les idées nouvelles sont la fête d’inauguration de la recherche scientifique. Mais les théories et les paradigmes s'établissent grâce à leur capacité à surmonter les différentes épreuves trouble-fête infligées par l'environnement qui, en science, sont les données empiriques dont toute théorie doit tenir compte. Les théories, tout comme les organismes vivants, sont donc conservatrices, ce qui ne les empêche pas de pouvoir être supplantées par d'autres théories qui se reproduisent davantage. Qui se reproduisent davantage dans les esprits des scientifiques, l’environment des idées.


Max Planck disait qu'une nouvelle théorie s'impose rarement parce qu'elle convainc les scientifiques avec des arguments, puisque ceux-ci peuvent toujours trouver des contre-exemples : c’est simplement que les scientifiques plus âgés meurent ou prennent leur retraite et les plus jeunes, formés à la nouvelle théorie, prennent leur place. Il y a une démographie de la vérité scientifique. Or, tout cela va de pair avec la philosophie la plus influente du XXe siècle, le pragmatisme, qui découle plus ou moins du verum factum est de Vico. La science n'est jamais désincarnée, elle ne fait qu'un avec les procédés très humains de persuasion rhétorique, de diffusion, de reproduction et d'hégémonie. En somme, connaître le monde, c'est le dominer et y survivre. D'une image de la théorie comme représentation du monde, on passe à une image instrumentaliste et dirais-je survivaliste de la théorie.


On peut donc aussi dire l'inverse, à savoir que la vie est elle-même une forme d'auto-connaissance progressive du monde.


Toutes les théories aujourd'hui partagées par la communauté scientifique sont falsifiées, c'est-à-dire qu'elles sont toutes imparfaites. Il ne s'agit donc pas tant de choisir entre des théories vraies ou fausses, mais entre des théories plus ou moins imparfaites. Du reste, les espèces animales sont aussi toutes imparfaites (2), mais certaines variantes s’imposent tout de même par rapport aux autres comme moins inadaptées.


Ajoutons que pour s'imposer, toute théorie-paradigme doit être dotée de deux qualités qui ne s'accordent pas toujours : la force de séduction et la force d'explication. Ces deux qualités correspondent à la double fitness (valeur sélective) des organismes biologiques : d'une part, être capable de séduire davantage le sexe opposé (si la reproduction est sexuée) et, d'autre part, échapper aux prédateurs et attraper les proies. Par exemple, les biologistes n'ont pas trouvé d'explication aux bois du cerf : plus ils sont grands et intriqués, plus ils séduisent les femelles, même s'ils handicapent l'animal. En dehors de cette efficacité érotique, les bois n'ont pas d'autre sens adaptatif. Les phénotypes semblent détournés de leur fonction purement reproductive et pris dans les leurres d’une logique purement érotique.


Même les théories les plus solides – comme la relativité ou la mécanique quantique – se sont imposées par la séduction intellectuelle qu'elles exercent. Les grandes théories scientifiques sont belles. Et il faut qu’elles s'avèrent telles – c'est la fameuse analyse de Feyerabend sur la « propagande » que Galilée faisait de ses théories. Les scientifiques avouent que certaines hypothèses, qui pourraient pourtant être plausibles, sont immédiatement écartées parce qu'ils se disent : « Dieu ne peut pas être aussi vulgaire ! ». La nature doit avoir une élégance qui lui est propre et que la théorisation saisit. Évidemment, si la séduction intellectuelle d'une théorie l'emporte largement sur sa force explicative, la théorie perd de sa force de persuasion scientifique. C'est ce que l'on dit aujourd'hui du marxisme et de la psychanalyse, par exemple, des théories très séduisantes sur le plan intellectuel ("ingénieuses") mais peu explicatives, donc non scientifiques. En cosmologie, la théorie des cordes (string theory), qui décrit l'univers comme une harmonie musicale, a exercé une grande fascination pendant des décennies, jusqu'à ce que l'on se rende compte que la force explicative de cette Sirène était très faible. Inversement, une théorie qui n'est qu'explicative mais qui manque d'attractivité intellectuelle ou esthétique aura tendance à être ignorée. Par exemple, la réticence de Galilée à accepter les ellipses orbitales de Kepler ne peut s'expliquer que par le fait que les ellipses lui paraissaient moins « belles » que les cercles (3). Aujourd'hui, certaines théories sociobiologiques sur les différences génétiques entre les êtres humains ne sont pas prises en compte parce qu'elles conduisent souvent à des conclusions racistes, et que le racisme, c'est « moche ». 


Il n'y a donc pas vraiment de démarcation nette entre les théories scientifiques et les théories non scientifiques. C'est une question de degré : plus une théorie est séduisante tout en étant peu explicative, plus elle perd en respectabilité scientifique. Mais, en contrepartie, elle peut acquérir une grande respectabilité philosophique, par exemple. Ainsi, Freud n'est plus étudié en Psychologie ou en Psychiatrie, mais il l’est en Philosophie ou en Littérature Complémentaire.



4.


Si la survie d'une théorie-paradigme, sa préservation, fait partie intégrante du processus de la connaissance, alors tout ce qui apparaît comme de simples déchets de la connaissance – la structure académique des communautés scientifiques, les stratégies de financement des projets de recherche, la pression environnementale des idéologies en circulation, la ténacité opiniâtre que nous avons mentionnée – tout cela devient partie intégrante de la formation de la connaissance. Et c'est exactement ce que Feyerabend a voulu nous dire. Il ne dit pas, comme beaucoup le croient, que la science est politique, mais qu'il existe des politiques de la science qui entrent plus ou moins en collusion ou en collision avec l'environnement social et politique dans lequel elle se développe. D'où son programme politique de séparation de l'État et de la Science, tout comme l'État et l’Église ont été séparés. Une séparation qui, à mon avis, est toutefois déjà consommée, puisqu'une grande partie du financement de la recherche provient d'industries privées.


Feyerabend rejette le concept de science normale de Kuhn parce qu'il a une idée éminemment aristocratique du travail scientifique. La science progresse non pas en perfectionnant un paradigme, mais en sautant et en brisant les hypothèses des paradigmes dominants. Il est étrange de qualifier Feyerabend d'anti-science : au contraire, il nous transmet une image héroïque de la science, qui selon lui « progresse » comme les arts (4). Ce qui l'intéresse, c'est la créativité scientifique, et non le travail de routine auquel la recherche scientifique est souvent réduite aujourd'hui. La science est désormais une industrie de masse, impliquant des millions de travailleurs. Nous sommes loin des grandes révolutions scientifiques du siècle dernier, œuvre d'une petite élite de passionnés de génie.


En résumé, Feyerabend croit au progrès scientifique, mais note que celui-ci procède en inventant des méthodes au cas par cas. Les méthodes sont comme les outils qu'un sculpteur utilise pour faire une statue – mais ce qui compte, en fin de compte, c'est la statue. Le fait que Newton ait présumé une mystérieuse attraction à distance entre le soleil et les planètes n'a pas empêché les newtoniens de l'emporter sur la physique cartésienne, qui semblait mieux expliquer les choses. Le fait que de nombreux phénomènes de la physique quantique présument que la connaissance d'un phénomène le modifie ou le détermine (comme dans le paradoxe du chat de Schrödinger) enfreint carrément le principe de réalisme en science, à savoir, l’explication scientifique coule dans la magie. Le fait qu'Einstein n'ait pas manqué de relever cette énorme infraction n'a pas empêché la théorie quantique de s'imposer comme la physique fondamentale de notre temps. Ce qui importe, c’est donc qu'une théorie prédise, et non pas qu'elle explique correctement. Bien qu'en science, il y ait toujours une tension entre le pouvoir prédictif et l'intelligibilité explicative. Il se trouve qu'une théorie telle que le darwinisme n'a aucun pouvoir prédictif (personne ne sait quels nouveaux organismes apparaîtront), mais est très puissante en tant que modèle qui rend l'histoire de la vie intelligible. En revanche, la théorie quantique, nous l'avons dit, présente de nombreuses lacunes explicatives mais un pouvoir prédictif extraordinaire.


Je remarque également dans les sciences dites humaines ce que Feyerabend dénonce comme une déformation de la méthode. Si vous assistez à de nombreux congrès de psychologues sociaux ou de sociologues, vous serez étonnés : ce qui compte pour la plupart d'entre eux, c'est de montrer la méthode raffinée suivie pour mener telle ou telle investigation, mais sur des sujets absolument sans aucun intérêt. Ce que l'on veut comprendre n'a plus d'importance, seule la méthodologie compte... Mais c'est comme d’utiliser les canons les plus modernes pour tuer une mouche. Même en sciences humaines, en somme, la méthode devrait être au service de l'intelligibilité de l'objet de recherche. Ce qui importe, c’est de comprendre le monde, et l'on peut utiliser différents outils au cas par cas.


Image credit : pkfeyerabend.org
Image credit : pkfeyerabend.org

Mais alors pourquoi tant de scientifiques – y compris leurs caricatures, certains chercheurs en sciences sociales – pensent-ils que ce qui compte, c'est la méthode ? À mon avis, c’est parce que les vraies découvertes sont rares, et que ce que la plupart des scientifiques produisent se révélera négligeable, ils n’ont pas tous de la chance ou du génie. Ce qui détermine le prestige académique de la plupart des scientifiques n'est donc pas le fait qu'ils aient produit de nouvelles théories ou découvertes, mais le fait qu'ils aient toujours suivi la bonne méthode. Mettre la méthodologie au premier plan est une façon de camoufler sa médiocrité. Et en effet les remarques méthodologiques sur lesquelles on chipote permettent souvent de faire obstacle à la créativité des collègues « incorrects ».


Ainsi, Feyerabend n'a pas de la science l'image kuhnienne de légions de « normaux » essayant de résoudre des énigmes à l'intérieur d'un paradigme, mais l'image révolutionnaire de scientifiques qui ne se soucient pas des « bonnes formes ». Un idéal de science en révolution permanente, mais une révolution faite par des créatifs. 


Il faut lire Feyerabend avec une ironie feyerabendienne.



5.


Toutes les affirmations positives de Feyerabend, homme doté d'un grand sens de l'humour et d'un goût prononcé pour le paradoxe, doivent être prises comme d’impertinentes négations des affirmations rationalistes. En somme, le sens de ses affirmations est presque toujours déconstructif. Par exemple, comme il l’a lui-même dit, son « tout est bon » est à prendre comme l'exclamation conclusive à laquelle le rationaliste aboutira après avoir soigneusement examiné l'histoire des sciences. Ce qui suggère qu'après tout, ce n'est pas vrai que tout est bon, même si Feyerabend ne dit jamais ce qui n’est pas bon. Son idée de base est que la prétention de la philosophie de nous dire ce qui est bon (le savoir, la vérité) et ce qui ne l’est pas (les mythes, les religions, la métaphysique) est illusoire : c'est l'histoire, c'est-à-dire la vie, qui sélectionne. En somme, son anarchisme est une reductio ad absurdum du rationalisme, un peu comme l’étaient les paradoxes de Zénon.


Il en va de même pour son idée que les théories scientifiques sont en grande partie incommensurables entre elles. Cette idée d'incommensurabilité rapproche Feyerabend de Foucault – Feyerabend est-il le Foucault de la science ? – et en effet ils s’estimaient réciproquement, malgré leurs matrices culturelles très différentes.


Même sur l'incommensurabilité, les préjugés fleurissent. Dire que deux théories sont incommensurables, ce n'est pas du tout dire qu'il y a incommunicabilité entre leurs partisans, qu'il n'est pas possible de les comparer... Quand on dit en géométrie que la diagonale d'un carré est incommensurable par rapport à la longueur de ses côtés, on ne veut pas dire qu'on ne peut pas appliquer la même unité de mesure aux deux grandeurs ! On veut seulement dire qu'il est impossible de trouver un segment suffisamment petit pour s'insérer un nombre entier de fois dans les deux longueurs. En résumé, il n'est pas possible de traduire complètement deux quantités incommensurables l'une dans l'autre, il y aura toujours un reste, un en plus ou un en moins qui rendra impossible la réduction des deux grandeurs à des multiples de certains concepts invariants. Ce reste non évacuable est à l'origine de profonds malentendus lors de discussions, même entre scientifiques : on peut utiliser les mêmes mots mais, de fait, le sens que l'on donne à ces mots n'est pas superposable, c'est pourquoi on ne parviendra jamais à se comprendre. En somme, dans une controverse, le sens des mots que l'on utilise n'est pas fixé une fois pour toutes, mais il se négocie peu à peu et glisse en permanence. Comme on le voit, tout cela sape toute philosophie du dialogue et de la communication universels. Nos débats philosophiques eux-mêmes sont toujours exposés aux différentes implications que nos concepts ont pour chacun d'entre nous. La communication entre les hommes ne se fait pas malgré les malentendus, mais grâce à eux.


Il faut dire que les théories et paradigmes scientifiques sont incommensurables entre eux d'un point de vue réaliste. Si l'on abandonne le réalisme, l'incommensurabilité disparaît. 


D'où l'idée d'un pluralisme radical. C'est ce qui intéresse Feyerabend : une vision polyphonique non seulement de la science, mais de la culture en général. Et donc de l'être en général. Cette non-coïncidence récursive qui assure l'incommensurabilité est la sève du progrès culturel. 


C'est la fin d'une clé unique d'interprétation de l'histoire. C'est même le cas dans les sciences de l'évolution. Bien que le darwinisme reste la principale théorie biologique de l'histoire de la vie, beaucoup tendent vers un darwinisme faible, voire une réfutation du darwinisme (comme Fodor et Piattelli Palmarini (5) ont essayé de le faire), sur la base de preuves que dans la vie, tout n'est pas adaptatif. Nous l'avons vu dans le cas des bois du cerf. En d'autres termes, il n'existe pas de principe unique régissant l'histoire de la vie, pas même le principe darwinien de la mutation-sélection. Il en va de même pour l'histoire de l'être humain, il n'y a pas d'impulsion unique qui l'explique, comme la lutte des classes (marxisme), ou la soif de liberté (libéralisme), ou l'adaptation aux environnements, ou la volonté de puissance, etc. L'histoire, celle de la vie comme celle des cultures, est chaotique, elle n'exprime pas un principe unique. Et il en résulte une imprévisibilité fondamentale du monde de la vie. Et donc aussi de la vie scientifique.


En somme, Feyerabend dénonce le furor rationaliste qui tend à simplifier le monde à l'extrême car, pour lui, l'être (being) est abondance, richesse illimitée (6). À une prétendue « pensée unique » – en science comme en politique – il oppose son « principe de prolifération » : il doit y avoir autant de théories que possible, même si elles sont farfelues. Le pluralisme démocratique doit s'accompagner d'un pluralisme épistémique. Après tout, le pluralisme est déjà inhérent à la variété multicolore des penseurs auxquels il dit être redevable -– Aristote, Hegel, Marx, Kierkegaard, Mill, Wittgenstein. Le Tout est la tête de Turc de Feyerabend : son monde est fait de parties qui ne s'additionnent pas pour former un tout. La pluralité irréductible des théories et des paradigmes renvoie à une pluralité de l'Être lui-même, à une multiplicité de mondes.


Ce pluralisme conduit à réfuter l'idée d'une « unité de la connaissance », raison pour laquelle de nombreux philosophes parlent non pas de la Science mais des sciences au pluriel. Dans son sillage, la Stanford School (L'École de Stanford de philosophie) et Ian Hacking partent également de cette pluralité pour affirmer ontologiquement une pluralité de mondes, et contestent donc le réductionnisme substantiel qui imprègne encore la vision de la connaissance scientifique qu’ont la plupart des scientifiques. 


D'où son critère, lui aussi provocateur, de l’ « opportunisme sans scrupules ». En d'autres termes, lorsqu'un scientifique estime qu’une chose est vraie, il peut recourir aux arguments et aux persuasions les plus opportuns, à la limite du mensonge. Je me demande si Feyerabend n'a pas été impressionné par le film Touch of Evil (1958) d'O.Welles : l'infernal commissaire Quinlan – qui fabrique des preuves pour accuser ceux qu’il sait coupables - lui a peut-être servi de modèle pour son opportunisme de la vérité


D’ailleurs, les physiciens d'aujourd'hui sont tous des opportunistes au sens feyerabendien puisqu'ils se réfèrent à deux théories incohérentes entre elles, la relativité et la mécanique quantique. Certains tentent en vain de trouver une synthèse entre les deux mais, de fait, selon les cas, les deux sont utilisées en physique. En effet, tout est bon, pourvu que ça marche.


Son image ontologique du monde est celle d'un chaos irréductible. Avec la connaissance, Homo tend continuellement à simplifier l'extrême complexité du monde pour y survivre – mais ainsi, la connaissance nous éloigne du réel. D'où la double vocation contradictoire de la connaissance : d'une part rendre sensible l’abondance excessive des entités (s’approcher du réel), d'autre part réduire cette abondance (privilégier la survie). Notre besoin de survie est certes le ressort de la connaissance, mais aussi la source de notre volonté d'ignorance.


Feyerabend écrit : « " N'est-il pas possible, demande Kierkegaard, que mon activité d'observateur objectif [ou critico-rationnel] de la nature affaiblisse ma qualité d'être humain ? " Je soupçonne que la réponse à [cette question] soit affirmative » (7). Pour Feyerabend, cette qualité est plus importante que l'objectivité, bien que la qualité d'objectivité soit également humaine.


On comprend alors la raison de certaines propositions provocatrices de Feyerabend, il semble vouloir nous épater, comme lorsqu'il recommande de détourner les fonds de la recherche sur les particules élémentaires pour les donner à l'astrologie, à l'homéopathie, à la théologie... Ce qui apparaît à l'establishment scientifique comme un défi donquichottesque est en fait un corollaire de son propre pluralisme : la science a tant produit parce que les programmes de recherche ont proliféré. En d'autres termes, Feyerabend voudrait appliquer à la science le même critère de diversification que celui qui s'est désormais imposé dans la politique écologique : la grande diversité des espèces animales et végétales, comme la grande diversité des langues, des cultures, des croyances, des techniques est une valeur en soi. La différence est richesse. Un monde standardisé tue la créativité biologique et culturelle. C'est pourquoi, dans les pays occidentaux, on prend aujourd’hui garde à ne pas détruire les cultures archaïques, les formes de vie traditionnelles, les fossiles culturels... en partant du principe que plus une nation est culturellement et biologiquement diversifiée, plus elle saura s'adapter à des situations nouvelles et plus elle est créative. L'excellence même des États-Unis au cours des deux derniers siècles s'explique par le fait qu'il s'agit d'un pays composite, constitué de vagues de migration très diversifiées et avec de nombreuses religions. Ainsi, en cas de catastrophe naturelle ou nucléaire, certaines formes de vie archaïques pourraient se révéler très utiles à la survie de l'humanité.


Il est étrange que Feyerabend soit encore considéré comme un black bloc de la philosophie des sciences car, après tout, le pluralisme qu'il promeut imprègne de plus en plus les sociétés les plus avancées sur les plans économique et culturel. Notre monde devient de plus en plus feyerabendien sans s'en rendre compte.


Pour finir, je vais partager mon parcours personnel de réflexion sur la science. Je pense que Feyerabend, en refermant la longue tradition des philosophies de la méthode de Descartes à Popper, a contribué à dépasser ces deux visions toujours opposées : une vision qui met l'accent sur l'objectivité contemplative de la connaissance et une autre qui, à partir de Nietzsche, fait de la connaissance un instrument très humain de pouvoir, de domination et de survie. Je crois que les deux approches capturent quelque chose de vrai. Je pense que la connaissance scientifique d'aujourd'hui n'est pas un miroir de l'être mais le résultat de toutes les questions que les êtres humains ont posées à Dame Nature au cours des siècles et auxquelles elle a répondu. La connaissance est le résultat d'un jeu avec Dame Nature. Ce jeu consiste à laisser parler la Nature, mais à travers des protocoles mis au point a priori. La science met la Nature en probation, la « force », mais lui laisse suffisamment de liberté pour qu'elle réponde comme elle le veut ou qu'elle refuse de collaborer. (Et nous savons très bien que la nature refuse souvent de collaborer. Par exemple, elle n'a jamais vraiment répondu à la question « la lumière est-elle ondes ou particules ? ») L'avantage de la connaissance scientifique, par rapport à tous les autres discours qui interrogent l'être, c'est le fait de laisser parler Dame Nature à un moment donné. Au-delà de la science, de nombreux autres « jeux » recherchent la vérité. Mais la science, en demandant à la nature de répondre à certaines questions référendaires, est le jeu le plus proche de la démocratie pluraliste et libérale d'aujourd'hui.


Je remercie Stefano Gattei pour ses sollicitations concernant cet article, et Grazia Borrini-Feyerabend pour m’avoir encouragé à écrire cette contribution.


Traduit de l’italien par Joséphine De Gabaï


 


NOTES 


1. P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1988.


2. Contrairement à l'image conventionnelle des formes de vie toujours parfaitement adaptées à l'environnement, voir T. Pievani, Imperfezione. Una storia naturale, Raffaello Cortina, 2019.


3. E. Panofsky, Galilée, critique d'art, Les Impressions nouvelles, 2016.


4. P. Feyerabend, La science en tant qu'art, Albin Michel, 1984. 


5. J. Fodor et M. Piattelli Palmarini, What Darwin Got Wrong, Farrar, Straus and Giroux, 2010.


6. Conquest of Abundance: A Tale of Abstraction versus the Richness of Being, University of Chicago Press; Reprint edition, 2001.


7. P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1988.

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