Les ésprits libres hyberboréens : Nietzsche dans le Nord (Brandes, Key et Thiel)
12 October 2022
Portrait of Friedrich Nietzsche, Edvard Munch, 1906 ; crédite d’image : Wikimedia
L'article explore la première réception de Nietzsche dans les pays scandinaves. À partir des conférences influentes du critique danois-juif Georg Brandes à Copenhague en 1888, les écrivains et philosophes scandinaves radicaux sur le plan culturel se sont tournés vers Nietzsche, dont les œuvres sont rapidement devenues le centre de débats passionnés au dernier tournant du siècle, sur le socialisme et le libéralisme, le mouvement des femmes, la religion et l'antisémitisme. En se concentrant sur les trois figures de Brandes, de l'intellectuelle féministe socialiste Ellen Key, et du banquier juif, mécène et traducteur de Nietzsche, Ernest Thiel, l'ouvrage dépeint un paysage idéologique en pleine mutation avec, au centre, la réception de Nietzsche.
Wir sind Hyperboreer, — wir wissen gut genug, wie abseits wir leben. „Weder zu Lande, noch zu Wasser wirst du den Weg zu den Hyperboreern finden“: das hat schon Pindar von uns gewusst. Jenseits des Nordens, des Eises, des Todes — unser Leben, unser Glück… Wir haben das Glück entdeckt, wir wissen den Weg, wir fanden den Ausgang aus ganzen Jahrtausenden des Labyrinths.
Nietzsche, Der Antichrist §1
Au milieu des années 1880, Nietzsche a pris conscience que le critique littéraire danois Georg Brandes avait exprimé un intérêt pour lui et son travail. Dans sa quête des lecteurs et de reconnaissance, il a demandé à son éditeur d'envoyer ses livres à l'adresse de Brandes à Copenhague, d'abord Jenseits von Gut und Böse, et l'année suivante Zur Genealogie der Moral. Le 26 novembre 1887, Georg Brandes remercie Nietzsche pour les deux livres dans sa première lettre. Le critique et historien littéraire juif danois, dont le nom de famille à l’origine était Cohen, était devenu l'un des intellectuels les plus influents d'Europe au cours des années 1880, avec des relations étendues non seulement en Scandinavie ,mais aussi en Allemagne, en France, en Pologne et en Russie.
Son nom a été associé à « la percée’ moderniste », un style auquel il a donné son nom. Dans sa première lettre, Brandes s'exprime très positivement sur ce qu'il a lu de Nietzsche jusqu'à présent. Il développe la critique de Nietzsche des idéals ascétiques et de la médiocrité démocratique, mettant l'accent sur ce qu'il appelle le « radicalisme aristocratique » de Nietzsche. D'un autre côté, Brandes se sent moins lié à sa dévalorisation de la compassion et à ce qu'il écrit sur les femmes.
La réponse de Nietzsche est enthousiaste, il fait de plaisanteries. Surtout, il reprend le terme proposé de « radicalisme aristocratique » ; "Avec tout le respect que je vous dois", écrit-il :
.. c'est le mot le plus précis que j'ai lu sur moi jusqu'à présent. Jusqu'où cette façon de penser m'a déjà mené, jusqu'où cela me mènera - j'ai presque peur de l'imaginer. (1)
Le 8 janvier de l'année suivante, il envoit à Brandes la quatrième partie de Zarathoustra, qui n'avait alors paru qu'en édition spéciale. Ce faisant, il ouvre également une «porte secrète» pour Brandes, comme il écrit, un accès qui nécessite une sensibilité comme celle de Brandes. Mais les choses sont différentes avec les Allemands, la lettre poursuit: Il n'a pas entendu un seul « mot intelligent […], encore moins un sentiment intelligent » à propos d'Au-delà du bien et du mal. La correspondance se poursuivit tout au long du printemps 1888. Parallèlement, Brandes donne une série de conférences sur la philosophie de Nietzsche à l'Université de Copenhague. L'année suivante, ils sont publié sous la forme d'un essai de 50 pages avec le titre « Radicalisme aristocratique. Un ouvrage sur Friedrich Nietzsche » dans la revue Tilskueren fondée par Brandes et son frère Edward.
Les conférences, sont première fois que Nietzsche est presenté dans une cadre public académique, et ils font une sensation, avec plusieurs centaines d'auditeurs dans le public, dont certains étaient venus même de Stockholm. En avril, Brandes écrit dans une lettre qu'il avait maintenant également présenté les idées de Nietzsche à August Strindberg. Plus tard, en automne la même année, ce contact résulte dans un échange de lettres célèbre mais aussi assez étrange, dans lequel Nietzsche a demandé, entre autres, si Strindberg pouvait imaginer de le traduire en français. Les derniers messages à Strindberg datent de l'époque de la collapse psychique de Nietzsche en janvier 1889 et ont conduit Strindberg à faire rapport à Brandes, préoccupé à la fois par la santé mentale de Nietzsche et d´être compromis lui-même par le contact avec lui.
La correspondance avec Brandes est d'une nature très différente. Brandes est véritablement intéressé à comprendre l'œuvre de Nietzsche, et dans ses réponses, Nietzsche est de sa meilleure humeur, heureux d'avoir enfin trouvé le lecteur auquel il aspirait. . Dans une lettre datée du 5 mai 1888, il écrit : « Je suis tellement soulagé, tellement revigoré, de si bonne humeur – j'attache un peu de queue de posse aux choses les plus sérieuses. De quoi tout dépend ? N'est-ce pas aux bons vents du nord que je dois cela, ces vents du nord qui ne viennent pas toujours des Alpes ? – parfois ils viennent aussi de Copenhague »
Ces échanges et les conférences de Brandes avaient pour la première fois révélé Nietzsche à plus grande échelle comme une nouvelle voix importante sur la scène intellectuelle de l'Europe. C´a été le signal de départ d'une étude intensive de Nietzsche, qui, dès le début des années 1890, a engagé nombre des écrivains, critiques et universitaires les plus importants des pays nordiques. L'histoire de cette percée explosive signifie aussi qu'elle a immédiatement suscité un débat critique sur la façon d´entendre et d'évaluer ce «radicalisme aristocratique». Concernant le long essai de Brandes, une réponse critique intitulée « Radicalisme démocratique » a été publiée dans la même revue l'année suivante par le professeur de philosophie Harald Høffding., Høffding rejette Nietzsche comme un philosophe sérieux, le dépeignant plutôt comme un poète et un rhétoricien. Le fait que Nietzsche a entre-temps souffert de son collapse psychique, il utilise comme argument pour lui attribuer un déséquilibre plus fondamental. Mais surtout, l'article est une attaque contre le "radicalisme aristocratique" de Brandes, qui, aux yeux de Høffding, a un relent élitiste et anti-démocratique. Quinze ans plus tard, Høffding reviendra sur la même question dans une enquête sur les courants de pensée actuels, notant que le terme de « radical » ne s'applique pas du tout à Nietzsche, puisque sa philosophie est plutôt conservatrice.
Brandes écrit une réponse intitulée « Le Grand Homme. La source de la culture », dans laquelle il défend sa propre conception, s´associant, entre autres, avec Nietzsche et Kierkegaard comme deux voix qui défendent l'individu. Ainsi, l'enjeu de ce débat évolue vers la question de savoir comment évaluer la démocratisation rapide de cette période. La démocratisation doit-elle tout englober, et donc tout soumettre à la mesure des masses, ou doit-elle laisser place, selon les mots de Brandes, à un « aristocracie de l´ésprit» qui continuerait à être porté par des personnalités libres et indépendantes ? À la fin de sa réponse, Brandes explique qu'il a choisi le terme « radicalisme aristocratique » pour désigner une tendance qu'il avait lui-même tenté de développer dans la vie intellectuelle nordique. (2)
C'est ainsi que Nietzsche a obtenu sa première percée internationale majeure en tant que penseur de premier plan et aussi controversiel dans le Nord, et son nom a été associé ici à la lutte simultanée pour façonner une société laïque, socialiste-démocrate dans la tension entre l'individu et le collectif. Un monument de son énorme portée dans la vie culturelle nordique est l'ouvrage en deux volumes Nietzsche og Norden (Nietzsche et le Nord) de plus de 500 pages, que le professeur de littérature norvégienne Harald Beyer a publié en 1959. Là, Beyer discute de l'influence de Nietzsche sur les cercles intellectuels et littéraires nordiques, en mettant l'accent sur les années 1890 et la période qui a précédé la Première Guerre mondiale. Il détaille les contributions et le débat de Brandes avec Høffding, ainsi que les discussions qui ont ensuite eu lieu en Norvège et en Suède, impliquant des écrivains clés et des personnalités culturelles telles que Björnstjärne Björnsson, Strindberg et Ola Hansson, Oskar Levertin, Vitalis Norström et Ellen Key.
Dans le résumé (en allemand), Beyer écrit, entre autres, à propos de Nietzsche : «Dans ses écrits, les composantes culturelles de l'Europe occidentale sont en conflit constant les unes avec les autres. Par sa passion ardente, il a obligé les esprits à prendre position. Les influences du philosophe, dans un sens positif ou négatif, appartiennent au tableau de la vie intellectuelle nordique à partir de 1890 ». (3) Concernant l'intense discussion qui a éclaté autour de l'œuvre de Nietzsche, il écrit : « La polémique n'est pas d'abord d'ordre littéraire, mais s'articule autour du problème suivant : est-il le plus important de créer une élite intellectuelle, même si c'est au prix des larges couches de la population? Ou s'agit-il d'élever le niveau général pour que les grands talents et les riches personnalités aient de meilleures opportunités d'évolution? ».
Pour nous, vivant de l'autre côté des grandes luttes de cette génération, à l'heure où les questions du suffrage universel, de la scolarisation universelle et de la sécurité sociale universelle sont tranchées depuis longtemps, il est facile de se tromper sur l'importance qu' a eu Nietzsche sur les discussions à l'époque. Ce n'était pas seulement qu'il était simplement mobilisé par des opposants conservateurs au processus de démocratisation. Au contraire, la plupart des «nietzschéens » de cette époque se considéraient davantage comme des «radicaux» au sens de Brandes. Dans un article intitulé « Du radicalisme aristocratique au radicalisme antiquaire. Les malentendus radicaux de Georg Brandes à Oscar Levy », le philosophe et germaniste contemporain Christian Benne a cherché de décrypter le sens du terme «radicalisme» à cette époque. Benne souligne son lien avec la Révolution française et que le terme impliquait une attitude critique envers un libéralisme plus intransigeant, ainsi qu'un fort accent sur l'émancipation individuelle. À l'époque, être «radical» était avant tout associé à la critique de certaines institutions : l'État-nation et l'Église, ainsi que la loi sur le mariage. (4)
Benne récapitule également comment le sens du mot a changé au fil du temps. D'une forme initiale plus extrême, presque anarchique, de libéralisme, le radicalisme est devenu une déclaration sur les grands problèmes sociaux de l'époque, par une combinaison de socialisme et de libéralisme. Il mentionne également que le Danemark est le seul pays où le terme a également joué un rôle dans la fondation d'un parti, à savoir celui du Radikale Venstre (c'est-à-dire de gauche radicale) fondé en 1905 par, entre autres, Edvard Brandes, le frère de Georg. Benne met également en lumière la façon dont Georg Brandes fait remonter non seulement son concept de radicalisme à Nietzsche, mais aussi à Heine, de qui il s´est intensément occupé à l'époque, même qu´a Mill, qui, malgré son utilitarisme, avait aussi les préoccupations concernant la tyrannie de la masse. Benne écrit : «Le génie et la beauté doivent inciter l'individu encore et encore à se surpasser. C'est l'idée centrale de Brandes». (5) Il note également que ce type de radicalisme aristocratique a trouvé de nombreux adhérents, en particulier parmi les juifs laïcs libéraux.
Ellen Key (1848-1926)
Ellen Key avait le même âge que Strindberg. Elle venait d'une famille de la classe moyenne supérieure, en partie aristocratique, et son père était un membre conservateur du Parlement suédois. Pour une femme de son temps, elle a eu une éducation exceptionnellement étendue. Bien que les femmes n'aient pas accès à l'enseignement supérieur, elle avait été éduquée par des gouvernantes et était à la fois cultivée et multilingue. À partir du milieu des années 1870, elle s'est imposée comme critique littéraire et elle a écrit, entre autres, des biographies de plusieurs des écrivains suédois les plus remarquables de son temps, ainsi qu'un livre sur Rahel Vernhagen. Peu à peu, elle est devenue l'avocate la plus connue et la plus obstinée des droits des femmes de son temps, animée par de fortes convictions libérales-socialistes et nourrie d'une profonde « croyance en la vie ». Sa vision libérale du mariage et de l'amour l'a mise sur une trajectoire de collision avec le mouvement des femmes chrétiennes bourgeoises. Son livre le plus connu, Le siècle de l'enfant (1900), a été traduit en 20 langues. Elle entretenait un vaste réseau de contacts, notamment en Allemagne, où ses conférences ont attiré un large public au début du siècle, et elle correspondait entre autres avec von Meysenbug, Lou Salomé, Brandes, Björnson, Rilke et Buber. Un magazine britannique l'a qualifiée de « plus grande femme de notre temps ».
Ellen Key occupe une position particulière parmi les écrivains et les intellectuels qui ont été sensibilisés et influencés par Nietzsche par l’intermédiaire de Brandes au cours des années 1890. Dans un article de 1900 du grand quotidien Aftonbladet, elle était surnommée « la prophétesse suédoise du nietzschéisme ». Son premier contact avec Nietzsche s’est fait par les conférences de Brandes, qu'il lui envoya en 1893, et en 1896, elle a commencé à les lire sérieusement elle-même. Aussi pour elle, ses textes sont d'abord liés au grand débat de l'époque, la question de l'individualisme et du collectivisme. Sa propre contribution à cette discussion, l'essai « Individualisme et socialisme » de 1894, est informée par l'idée de radicalisme aristocratique, et elle y défend l'idée que « le véhicule de la culture réelle est la grande individualité ». (6) Le texte est basé en partie sur un discours qu'elle a prononcé le 1er mai 1894, en tant que première femme du Parti social-démocrate assez récemment . Elle aborde la question de ces deux pôles par une analyse affective, avec le "sentiment de soi" et la "compassion" comme points de départ pour s'équilibrer et s'unir dans le développement supérieur de la personnalité. Key relie ces deux sentiments fondamentaux aux figures idéales de Nietzsche et Tolstoï. Elle se demande si le sens de soi peut vraiment survivre dans une société socialiste pleinement développée. Ce faisant, elle professe une vision de la démocratie comme quelque chose qui ne doit pas simplement conduire à plus d'égalité, mais au contraire doit reposer sur le fait que la majorité choisit les meilleurs parmi eux, ceux qu'elle appelle « les aristocrates d'esprit ». Pour eux, le socialisme a un héritage chrétien dont l'abnégation doit être contrebalancée par autre chose. Ici, la critique du christianisme par Nietzsche fait également partie de sa critique du collectivisme extrême. Et comme le philosophe suédois Hans Larsson du même âge, lui aussi profondément influencé par Nietzsche, elle voit en Spinoza un exemple de compassion qui ne repose pas sur le ressentiment.
La préoccupation d'Ellen Key pour Nietzsche commence par de telles considérations. Dans les années qui ont suivi, elle a approfondi son lecture de ses ouvres et aussi de la littérature sur lui qui a commencé à apparaître au cours de cette période. Elle entre en contact avec des personnalités de son entourage (notamment Lou Salomé et Malwida von Meysenburg). Et lors d'un voyage, elle visite même les archives de Weimar et rencontre Elisabeth Förster-Nietzsche. Lorsqu'elle a ensuite assemblé son premier grand ouvrage systématique, Le siècle de l'enfant , la devise suivante de Zarathoustra , du chapitre «Des tablettes anciennes et nouvelles» („Von alten und neuen Tafeln“), introduit l'ensemble du livre:
Vous devez aimer le pays de vos enfants : que cet amour soit votre nouvelle noblesse, – le pays inexploré dans les mers lointaines, c’est lui que j’ordonne à vos voiles de chercher et de chercher encore ! (7)
Cette citation devient un commentaire intéressant sur la question de l'aristocratique, qui avait tant attiré l'attention lorsque Brandes l'associait à l'idée du radical. En choisissant cette citation, qui appelle explicitement une « noblesse » mais en même temps ne la rattache pas à un temps passé, mais à une perspective d'avenir, matérialisée dans l'enfant à venir et l'enfant à naître, elle réalise une revalorisation du terme. Ne regardant plus en arrière mais en avant, cette noblesse d'amour devrait même « delivrer » le passé. Le livre est dédié à « tous les parents qui espèrent éduquer l'homme nouveau du nouveau siècle ». Après avoir ouvert avec l'espoir que le nouveau siècle évitera le réarmement et la guerre et conduira plutôt à la création d'un être humain supérieur, et après avoir critiqué le mariage chrétien-bourgeois comme étant souvent basé sur un mensonge de la vie, elle se réfère à nouveau à Nietzsche et Zarathoustra, ce fois sur son aperçu du mariage à partir de la phrase: « Je veux ta victoire et ta liberté d'aspirer à un enfant ... tu devrais créer un créateur ». À partir de là, elle développe un argument pour une loi visant à protéger les femmes de la classe ouvrière, dans le but de réduire le taux de mortalité infantile alors horriblement élevé des classes inférieures. Ceci est à son tour suivi d'un argument féroce contre le travail des enfants et les châtiments corporels.
Ainsi, ce livre idiosyncratique combine diverses contributions détaillées, aussi que radicalement utopiques, aux problèmes sociaux et politiques de l'époque, et les entremêle avec des citations du Zarathoustra de Nietzsche. Le livre est devenu l'un des plus lus de la littérature progressiste et utopique de l'époque et a rendu Key célèbre. Tout au long de la première décennie du nouveau siècle, elle a continué à mettre l'accent sur Nietzsche dans ses textes, en particulier dans le livre Lignes de la vie (Livslinjer), un ouvrage de grande portée publié en trois volumes entre 1903 et 1906. Elle continue de se battre pour un socialisme qui peut inclure l'individualité forte et créative.
Dans la première partie de Lignes de la vie de 1903, sur l'amour et le mariage, elle tisse explicitement son implication dans les questions féminines et les questions de moralité sexuelle avec le motif du surhomme. Elle parle ici du fait que le but doit être « au lieu de se battre pour l'amour libre, pour la liberté de l'amour ». (8) Et dans sa référence à Nietzsche, elle adoucit le sens de ses déclarations négatives bien connues sur les femmes, et s'adresse plutôt à ses lectrices avec les mots : « Et quand les femmes comprennent cela, elles peuvent aussi lui pardonner de ne pas avoir compris que le premier pilier du pont qui mène au surhomme : soit, la conviction fière et forte de la femme moderne libérée, que la richesse de sa nature humaine et toute la valeur de sa personnalité [...] forment la condition préalable à la perfection de l'amour et de la maternité ». En fin de compte, le nietzschéisme de Key émerge comme ce qu'elle appelle sa « croyance à la vie »: une attitude envers le tout dans laquelle l'individualisme, la solidarité et l'évolutionnisme fusionnent dans une « religion » laïque et non institutionnelle. Cette «croyance» comprend également de nouveaux concepts de beauté et de moralité, et une rupture avec le réalisme pur par «l'intuition». Ici, les lectures de Spinoza, Goethe et Nietzsche par Key se rejoignent dans une vision de l'humanité en train de se réaliser.
Les rôles importants de Key incluent son combat contre ceux qui en Suède voulaient entrer en guerre en 1905 pour sauver l'unité avec la Norvège. Aujourd'hui, ce conflit est largement méconnu en Europe car il semble tellement absurde que ces deux peuples et pays aient jamais été au bord d'une guerre fratricide. Mais c'était le cas, et heureusement ceux qui voulaient voir une séparation pacifique l'ont emporté. Dans l'un de ses écrits sur le sujet, Key désigne le nationalisme norvégien comme un "nationalisme à l'esprit cosmopolite et non chauviniste".
Enfin, elle crée également sa propre devise, la notion de «mère de la société», dans laquelle elle transforme l'idée de la maternité d'une catégorie plutôt biologique et éthique à une catégorie politique. Il s'agit d'une part de contribuer aux arguments du mouvement pour le suffrage féminin la place des femmes en politique, mais aussi de définir la maternité comme une vertu politique.
À son époque, Key était l'une des intellectuelles les plus connues d'Europe, mais aujourd'hui, peu de gens savent qui elle était. En Suède, elle a constamment fait l'objet d'attaques et d'arguments, notamment pour son franc-parler sur les questions de moralité sexuelle. En partie à cause de toutes ses polémiques, en particulier de ses querelles répétées avec le mouvement des femmes bourgeoises, Key est considérée avec le recul et avec suspicion par la gauche et par la majorité des féministes contemporaine, auquel elle a elle-même appartenu et soutenu.
À l'occasion du 70e anniversaire de Key en 1918, Brandes écrit, - dans une salutation d'un Nietzschéen nordique à un autre:
Il est peu probable que la génération vivante apprécie maintenant le travail de délivrance qu'elle a accompli. Elle ne connaît pas la pression des liens qu'elle a rompus. Les très jeunes peuvent difficilement mesurer ou comprendre la générosité de la civilisation qui les a rendus possibles.
En même temps qu'Ellen Key découvre Nietzsche, Ernest Thiel, de dix ans son cadet, le rencontre également. Le nietzschéisme de Thiel suit une trajectoire différente de celle de Key, mais il n'en est pas moins fascinant. Le père de Thiel était un ingénieur belge francophone qui s'est installé en Suède après être tombé amoureux et avoir épousé une fille de la famille juive Stiebel de Norrköping qui parlait allemand à la maison. Ernest a donc grandi dans un environnement trilingue, avec le français, l'allemand et le suédois, et il a été élevé dans la religion mosaïque de sa mère. Au cours de ses premières années, il s'est imposé comme un banquier qualifié qui est devenu l'une des personnes les plus riches du pays grâce à des transactions assez aventureuses. Il épouse une fille de l'une des familles juives de la haute bourgeoisie de Stockholm et a cinq enfants avec elle. Mais á la fin de la trentaine, il tombe profondément amoureux d'une femme un peu plus jeune qui était elle-même veuve, Signe Maria Peters. Il quitte son mariage et il se remarie. Le divorce entraîne son expulsion des milieux bourgeois dont il faisait naturellement partie. Cependant Ernest et Signe Maria construisent une nouvelle vie entouré par un nouveau cercle d'artistes et d'intellectuels. C'est Signe Maria qui présente Nietzsche à Thiel. Dans ses notes autobiographiques, publiées à titre posthume par son fils Tage en 1969, Thiel raconte comment il a été captivé avant tout par la critique nietzschéenne de la morale conventionnelle et de la religion, ainsi que par son appel au développement individuel : « Chez Nietzsche, j'ai trouvé le fier, l'indépendant Maîtriser la morale, indépendant à la fois des chrétiens et des parvenus mondains et bourgeois. Maintenant, je pouvais suivre mon propre chemin, même si ça faisait mal ». (9) Nietzsche donne également à Thiel les moyens de formuler son aliénation de longue date vis-à-vis de la religion établie. Selon les mots de Thiel : « Dieu est un lapsus dans les écrits de l'esprit humain, un manque de conscience envers nous, penseurs». Le Nietzsche de Thiel n'est pas celui qui parle au plus grand nombre, mais à celui ayant atteint une certaine maturité. Alors qu'il a la réputation de mépriser les masses et l'opinion de la majorité, selon Thiel, il brille pour le "solitaire d'esprit, le déviant". Pour eux, il est une « étoile du matin ».
Ernest Thiel (1859-1947)
Les témoignages sur la personnalité et le mode de vie de Thiel jusqu'au tournant de sa vie ne donnent aucune indication qu´il avait des intérêts littéraires, philosophiques ou artistiques prononcés. Ses efforts avaient été résolument orientés vers la réussite économique et sociale et, ce faisant, il avait réussi à dépasser toutes les espérances. La rencontre avec Nietzsche, mêlée à l'histoire d'amour passionnée pour Signe Maria, devient alors aussi le symbole de la rencontre avec un monde nouveau et différent. Avec Signe Maria, il commence non seulement à s'associer avec des artistes et des écrivains, mais aussi à acheter de l'art. Parmi les premières œuvres qu'il acquiert figure un tableau de Bruno Liljefors intitulé « Sentiment matinale ». Il montre des oiseaux de mer perchés sur un rocher sur fond d'horizon marin et un ciel matinal lumineux qui se dissout dans des champs de couleur abstraits. Cette image est le début d'une collection d'art qui se développera rapidement au cours de la prochaine décennie et comptera à terme près d'un millier d'œuvres d'art. Thiel a principalement acheté des œuvres de jeunes artistes contemporains qui s'étaient détournés des règlements de l'Académie et cherchaient de nouveaux motifs dans la nature et la peinture d'ambiance. Mais la collection comprenait également des œuvres de maîtres français de l'époque, tels que Gaugin, Toulouse-Lautrec et Rodin.
L'intérêt renouvelé de Thiel pour l'art et la collection en croissance rapide l'ont incité à faire construire une villa à Djurgården, une grande île juste à côté du centre de Stockholm. Sur un terrain situé à l'extrémité de l'île, sur la voie navigable de Stockholm, il construit au début du nouveau siècle, avec l'aide de l´architecte Ferdinand Boberg, une villa aux allures de palais, avec un parc de sculptures au terrain et espace pour sa collection. Bientôt lui et sa femme y donnent de grands fêtes pour les cercles culturels de Stockholm.
Thiel s'est certainement senti attiré par le pathétique particulier de Zarathoustra, le rejet critique de toute morale et religion antérieures, combiné à un espoir prophétique et enthousiaste d'un nouveau type de dévotion et d'une humanité renaissante. Certes, comme Ellen Key, il a aussi été saisi par ce que dit le livre du mariage bourgeois traditionnel comme une « pauvreté d'âme à deux », et en quoi la « volonté à deux de créer celui qui est plus que le créé il », est souligné. Mais finalement Zarathoustra n'était pas l'œuvre que Thiel aimait le plus. Dans son autobiographie, il affirme même que son style, « exagéré allemande », ne lui plaisait pas. Au lieu de cela, il a préféré les paroles ultérieures, en particulier Au-delà de bien et mal avec ses « réflexions élégamment nuancées ».
Ce livre est aussi celui qu'il aborde en premier lorsqu'il entreprend de traduire Nietzsche en suédois au début du nouveau siècle. Il est remarquable qu'il se soit fixé cette tâche. Il travaille dur sur sa collection d'art et son magnifique palais, il est impliqué dans le quotidien Svenska Dagbladet, qu'il a financé et fondé, et il est impliqué dans des affaires compliquées avec des sommes énormes en jeu et une vie personnelle exténuante. Dans cette situation, le financier Ernest Thiel décide de devenir traducteur philosophique. Comme je l'ai dit, Thiel a grandi en parlant trois langues, avec l'allemand de la part de sa mère, le français de la part de son père et un suédois appris, dont on dit qu'il avait un son légèrement étranger. Nietzsche est connu comme l'un des plus grands stylistes de la langue allemande. Et pourtant Thiel entreprend de traduire ces textes exigeants dans une langue qui n'est même pas sa langue maternelle.
C'est pourquoi il est également remarquable de constater à quel point ces traductions sont stylistiquement sûres. La rencontre avec Nietzsche n'a pas seulement produit le collectionneur d'art et le mécène, mais aussi l'écrivain Thiel. D'une manière ou d'une autre, il parvient à se faire un instrument docile pour la voix idiosyncrasique et soigneusement travaillée dans laquelle Nietzsche écrit. Un critique bien connu, Tor Hedberg, écrit le résumé suivant de la traduction de Thiel de 1904 de Par-delà le bien et le mal, bien qu'il note quelques germanismes :
[La traduction] est aussi proche que possible de l'original. [Il est] exécuté avec beaucoup d'affection et de respect, inventif, cohérent et confiant sur le plan stylistique, et c'est sans aucun doute l'une des meilleures traductions existantes de Nietzsche dans d'autres langues. Il permet à ceux qui ne savent pas lire l'original d'avoir une image vivante de l'auteur...
C'est un constat durable. Outre un style quelque peu dépassé, qui est principalement basé sur le changement de la langue suédoise, ces traductions sont également réussies dans la perspective d'aujourd'hui.
Après Par-delà le bien et le mal, Thiel entreprit de traduire Sur la généalogie de la. morale, paru en 1905 et faisant suite au Crépuscule des idoles en 1906. Thiel a donc traduit les trois œuvres centrales des dernières années de Nietzsche en trois ans. L'autobiographie Ecce Homo n'avait pas encore été publiée dans l'original à cette époque, mais a été publiée à titre posthume quelques années plus tard. Cela a également été traduit plus tard par Thiel en 1923. Avec Peter Handberg, qui a traduit plusieurs volumes de l'édition complète suédoise récemment achevée des œuvres de Nietzsche, cela fait de Thiel le plus important traducteur suédois de Nietzsche à ce jour. Compte tenu de tous ses autres engagements, c'est une réalisation impressionnante.
Grâce aux traductions, Thiel est également entré en contact avec Elisabeth Förster-Nietzsche et les archives de Weimar pour la première fois. Lors d'un voyage en Europe au printemps 1904, Ernest et Signe Maria la sollicitent sous prétexte d'obtenir son autorisation de publier la traduction de Par-delà le bien et mal. Lors de cette première rencontre, Elisabeth ne comprend pas à qui elle a affaire. Elle pense que Thiel est un écrivain suédois peu exigeant qui ne s'attend même pas à être payé pour son travail. Mais elle comprend vite qui il est et ce qu'il pourrait signifier pour son projet. C'est ainsi qu'une amitié pour la vie s'est développée, comme en témoignent les centaines de lettres conservées à Weimar et à Stockholm.
Pour Thiel, les Archives Nietzsche deviennent son deuxième grand projet en tant que mécène culturel. Il y trouve un moyen d'utiliser une partie de sa fortune pour favoriser la diffusion du philosophe qui a profondément marqué sa propre vie. Lorsqu'il a compris en 1907 que l'archive était en difficulté financière, il a intervenu en tant que sauveur avec un don de 300 000 marks (environ 1 million d'euros en monnaie actuelle). Cela jette les bases de la fondation. Ainsi, Thiel est devenu le plus grand mécène des archives Nietzsche à Weimar. C'est probablement en réponse à ce soutien qu'il a reçu plus tard l'un des trois masques mortuaires originaux de Nietzsche.
Le contact avec les archives a non seulement permis à Thiel de soutenir l'œuvre de Nietzsche, mais lui a également ouvert des liens avec le cercle intellectuel et artistique qu'Elisabeth avait réuni autour d'elle. Parmi eux figuraient l'architecte belge clé Henry van de Velde et l'écrivain politiquement radical Harry Graf Kessler, dont le vaste réseau de contacts a contribué à faire des archives un centre important de la vie culturelle européenne à l'époque. Outre Ellen Key, André Gide, Edvard Munch, Rudolf Steiner, Hugo von Hofmannsthal, Rainer Maria Rilke et Thomas Mann ont également déménagé dans les salons des archives. Cependant, le soutien ouvert d'Elisabeth à Hitler après 1933 a par la suite privé les archives de sa réputation. Une trop grande partie du blâme pour cela, cependant, a été placée sur elle personnellement. Elle et les cousins de Nietzsche, Max et Richard Oehler, qui ont repris la direction de l'institution après sa mort en 1935, portent une plus grande responsabilité dans la politisation de Nietzsche dans une direction nationaliste de droite. Parfois, toute l'archive originale sous la direction d'Elizabeth est présentée comme un seul scandale. Mais pour bien comprendre et apprécier l'engagement de Thiel, il est important de voir que l'archive du début du siècle incarnait quelque chose de très différent de ce que suggère son évolution ultérieure.
Pour Thiel et sa collection de l´art contemporain, le plus important des contacts médiatisés par Elisabeth Nietzsche est celui avec Edvard Munch. Il s'intéressait lui-même aux écrits de Nietzsche et avait déjà visité les archives. Afin de persuader Munch de revenir, dans une lettre à Thiel de 1905, Elisabeth lui suggéra de commander un tableau de son frère, et peut-être un des siens. Ce contact a abouti au portrait emblématique de Nietzsche que l'on peut encore voir aujourd'hui dans la galerie Thiel, ainsi qu'au petit portrait d'Elisabeth qui est accroché à côté. Et à partir des contacts et des acquisitions qui en ont résulté, la collection Munch de la galerie Thiel est devenue la plus grande en dehors de la Norvège.
Le lien personnel étroit de Thiel avec Elisabeth a surpris beaucoup au fil des ans. Comment cet homme d'origine juive pouvait-il apprécier l'amitié d'une femme qui avait été mariée à l'un des principaux agitateurs antisémites d'Allemagne? Et comment pouvait-il, avec ses valeurs libérales et cosmopolites, penser si chaleureusement à une personne dont les tendances conservatrices et nationalistes l'ont finalement propulsée dans les bras d'Hitler ? À bien des égards, les deux parties étaient concernées par une communauté d'usage, avec Nietzsche absent au centre. Pour Elisabeth, Thiel était une soutient extrêmement généreuse du monument qu'elle voulait ériger en l'honneur de son frère et d'elle-même. Pour lui, c'était la possibilité d'une approche humaine et personnelle de la personne qui, comme il l'écrit dans une lettre, « est plus proche de mon cœur qu'aucune autre personne vivante ne l'a jamais été ». Mais de ce triangle asymétrique de désir autour du philosophe mort est aussi sorti quelque chose qui ressemblait parfois à une véritable amitié, a laquelle Signe Maria faisait également partie. Lorsque les deux ont eu leur fils Tage à la fin de leur mariage, en 1909, ils ont choisi Elisabeth, sans enfant, comme sa marraine, et elle accepta cette tâche avec un engagement ardent. C'est ainsi que les familles Thiel-Nietzsche-Oehler sont liées.
Même après la dissolution du capital et des fonds d'archives de Thiel au lendemain de la Première Guerre mondiale, lui et Elisabeth ont continué à échanger des messages amicaux. À l'occasion de son 80e anniversaire, il a écrit: « C'est la tragédie de ma vie que je n'ai jamais connu votre frère ». Il se décrit comme un « vrai apprenti de Zarathoustra » qui « suit son propre chemin, mais toi et lui êtes toujours près de moi, jusqu'à mon dernier souffle ». Politiquement, la distance entre les deux n'était peut-être pas si grande après tout. Thiel est resté proche des Allemands dans l'âme et a longtemps été sceptique quant à l'expansion de la démocratie. Quant à l'antisémitisme d'Elisabeth, il ne semble pas avoir été si répandu qu'il ait fait obstacle à l'affection sincère qu'elle aurait pu avoir pour Thiel et sa famille. Il ne semble pas non plus l'avoir considéré comme si grave que cela l'aurait empêché d'être un ami personnel avec elle. Ce n'est que ces dernières années que Thiel s'est retirée en raison de son soutien ouvert à Hitler. Après avoir reçu Hitler dans les archives en 1934 et lui avoir remis la canne de son frère, elle invite Thiel à fêter les 90 ans de son frère dans ce contexte de plus en plus sinistre - invitation à laquelle il ne répond pas.
Cela a dû être un spectacle douloureux pour lui de voir que la place en laquelle il avait tant d'espoir et à laquelle il avait contribué de si grosses sommes d'argent était devenue idéologiquement son antipode. Dans ses notes de la fin de la guerre, il déplore la façon dont Adolf Hitler a réussi à « rendre suspect l'esprit libre dans sa forme la plus noble » et il déplore le sort de Zarathoustra « d'être appelé le père spirituel de la psychose de masse nazie ». Cependant, il n'entre pas dans la mesure dans laquelle Elisabeth et les frères Oehler étaient en partie responsables précisement de cet événement. Au lieu de cela, il écrit seulement sur son « amitié chaleureuse et intime avec la sœur de Nietzsche ».
Parallèlement, il donne une interview dans le magazine suédois Paletten, alors nouvellement lancé, dans laquelle il parle principalement de ses contacts avec Munch. Il termine en mentionnant un essai de Stefan Zweig, qui, selon lui, « a compris le tempérament dynamique de Nietzsche » plus profondément que quiconque. Zweig a d'abord publié son essai sur Nietzsche dans un livre en 1925, puis l'a publié à nouveau en 1936 dans la collection Baumeister der Welt. À cette époque, à la suite de la prise de pouvoir nazie, il avait déjà quitté l'Autriche et s'était rendu en Angleterre. L'essai plonge dans la solitude et l'intellect autodestructeur de Nietzsche, et le décrit comme quelqu'un qui a très tôt compris les conséquences désastreuses du nationalisme. Zweig voit en Nietzsche un représentant de l'honnêteté, de la clarté et de la liberté intellectuelle, quelqu'un qui avait senti plus fortement que quiconque « qu'un temps s'était écoulé et s'était éteint et que quelque chose de nouveau et de violent commençait dans une crise mortelle : ce n'est que maintenant que nous le sais aussi ».
Comme Thiel et Georg Brandes, Zweig appartenait au groupe visiblement important d'admirateurs de Nietzsche d'origine juive laïque. C´est une connexion qui a incité le philosophe israélien Jacob Golomb à rechercher pourquoi tant de personnes de ces cercles ont trouvé leur chemin vers Nietzsche. (10) Golomb souligne que nombre de ces soi-disant « juifs frontaliers » (Grenzjuden) en particulier des pays germanophones, vivaient dans une tension entre l'identité religieuse abandonnée et la nouvelle identité laïque allemande ou autrichienne à laquelle ils n'appartenaient pas encore pleinement. Ce cercle comprend Freud ainsi que Kafka et Zweig, pour ne citer que quelques représentants de ce groupe, dont sont issues de nombreuses personnalités culturelles remarquables. L'une des raisons pour lesquelles Nietzsche a trouvé un écho auprès de tant de ces personnes, selon Golomb, est sa critique brutale à la fois de la construction de la pensée monothéiste et du nationalisme en tant que religion de substitution. L'attrait de Nietzsche va au-delà de cela, écrit-il, dans son « défi inspirant de devenir un esprit vraiment libre et de se chercher soi-même, même s'il est au bord d'un abîme » .
Golomb ne connaît pas Thiel, mais sa description suggère que ce disciple de Nietzsche devrait également être considéré comme faisant partie d'un phénomène européen plus large. Thiel était dédaigneux de toute forme de religion organisée et semble avoir été relativement indifférent à sa propre origine juive du côté de sa mère. C'était pourtant une « identité » dont il était conscient, et qui contribuait à un sentiment d'être à la fois choisi et vulnérable. Son appartenance à la congrégation Mosaic, entre autres, l'a empêché d´être inclut dans un ministère suédois, ce qui pourrait être possible à l´epoque si ça n´aurait pas le cas. A cet égard, il était aussi l'un de ces « juifs frontaliers » (Grenzjuden) germanophones qui entendait en Nietzsche une voix libératrice indiquant la voie au-delà de la trop étroite Europe chrétienne-nationaliste.
Lorsque Thiel, à l'âge de soixante ans, s'est assis au début des années 1920 pour traduire l'autobiographie de Nietzsche Ecce Homo, il avait déjà perdu sa propre fortune. Le mariage avec Signe Maria s'est terminé malheureusement, d'abord par le divorce, puis par sa mort d'opium. Les archives Nietzsche ont perdu leur argent dans la faillite de l'État allemand et ont commencé leur chemin vers l'abîme politique. Thiel est obligé de vendre l'œuvre de sa vie, la villa-Gallerie avec sa collection d'art. Il entre en possession de l'État suédois sous le gouvernement social-démocrate et est transformé en musée public, attirant une grande attention médiatique à l´epoque. On pourrait imaginer que dans une telle situation, Thiel pourrait reconsidérer son propre enthousiasme juvénile pour les textes de Nietzsche. Mais au lieu de cela, c'est maintenant un côté différent, plus contemplatif, du philosophe qui l'attire.
Dans sa brève préface à la traduction d'Ecce Homo, le seul texte publié par Thiel lui-même sur Nietzsche, il met l'accent sur la solitude dont parle le texte. Il décrit son auteur comme « le héraut né et l'éducateur pour les générations à venir, et un premier avertissement retentissant à l'autoréflexion des individus au siècle des masses ». Et bien que les écrits de Nietzsche soient à cette époque vendus en grand nombre et traduits dans de nombreuses langues, il n'est pas du genre à devenir simplement « bien commun ». Au contraire, écrit Thiel, il est un écrivain pour ceux qui sont « seuls d'esprit », une « étoile directrice dans l'obscurité des temps », en particulier pour ceux «qui ont détourné leur esprit de l'agitation superficielle de la vie quotidienne.»
Peu d'autres avaient pris part à cette activité avec autant d'ardeur et de succès que Thiel lui-même. Parfois, il avait tout possédé, et maintenant il en avait perdu la plus grande partie. Mais même dans cette phase de la vie où il doit s'accommoder d'une existence réduite, il continue d'emporter Nietzsche avec lui et de le garder dans son cœur jusqu'au bout. Dans ses notes autobiographiques de ces dernières années, il résume ce qu'il considère comme le message et la préoccupation de Nietzsche : « Ne pas seulement endurer ce qui est nécessaire, mais jouer avec la vie. Encore moins mentir à la vie - tout idéalisme est faux face à l'inévitable - au contraire : l'aimer. »
Le monument que Thiel a créé à partir de son nietzschéisme est aujourd'hui l'un des espaces publics les plus populaires de Stockholm, un musée d'État qui, surtout pendant les mois d'été, attire des foules de visiteurs qui veulent voir la fantastique collection d'art dans son cadre d'origine et siroter un café dans le jardin de la villa . Le moulage en plâtre jauni du visage mort de Nietzsche repose sur un coussin de velours dans une vitrine dans une salle de la tour. Dans le parc des sculptures, sous la sculpture « L´Ombre » de Rodin, reposent les propres cendres de Thiel, emmurées dans une petite tombe rocheuse. Être autorisé à être enterré dans l'œuvre de sa vie était l'une de ses conditions lorsque l'État a repris la propriété après sa faillite. Les paradoxes de l'évolution de la société suédoise au XXe siècle se concentrent sur cette étrange place, rachetée par le premier gouvernement social-démocrate il y a près de cent ans. Peut-être pouvons-nous le régarder comme un monument de cet particulièr radicalisme aristocratique scandinave.
NOTES
1. Nietzsche, Kritische Studienausgabe Briefe bd 8 (Berlin : De Gruyter, 1986), p. 206 (das ist das gescheuteste Wort, das ich bisher über mich gelesen habe. Wie weit mich diese Denkweise schon in Gedanken geführt hat, wie weit sie mich noch führen wird – ich fürchte mich beinahe mir dies vorzustellen)
2. Les textes de Brandes et Høffding ont etés publiés dans le volume Georg Brandes & Harald Høffding, Fr. Nietzsche: tre essays (Aarhus: Akad. Bogh., 1972).
3. Harald Beyer, Nietzsche og Norden. Bd 2 : Dikterne og diktningen (Bergen : Universitetsförlaget, 1962), p. 320 (traduction de HR).
4. Christian Benne, « Du radicalisme aristocratique au radicalisme antiquaire. Les malentendus radicaux de Georg Brandes à Oscar Levy », dans « Einige werden postum geboren » - Friedrich Nietzsches Wirkungen, hrsg. R. Reschke & M. Brusotti (Berlin : de Gruyter, 2012) 407-426.
5. Ibid. P. 413.
6. Ellen Key, Individualism och socialism : några tankar om de få och de många (Stockholm : Bonnier, 1895).
7. Selon la traduction de H. Albert. Dnas l´original: « Eurer Kinder Land sollt ihr lieben: diese Liebe sei euer neuer Adel, - das unentdeckte im fernsten Meere! Nach ihm heisse ich eure Segel suchen und suchen! – An euren Kindern sollt ihr gut machen, dass ihr eurer Väter Kinder seid: alles Vergangene sollt ihr erlösen! Diese neue Tafel stelle ich über euch!“ L´oeuvre de Key est traduit en français comme Le siècle de l´enfant (Paris, 1908).
8. Ellen Key, Lifslinjer. Kärleken och äktenskapet (Stockholm: Bonniers, 1903).
9. Ernest Thiel, Vara eller synas vara. Minnen och anteckningar avslutade 1946, sammanställda av Tage Thiel (Staffanstorp: Cavefors, 1969).
10. Jacob Golomb (ed.), Nietzsche and Jewish culture (New York: Routledge, 1997).