Relativisation de l’étiologie causale et irréductibilité des procédures expérimentales dans la médecine traditionnelle africaine
12 July 2021
Une césarienne réussie réalisée par des guérisseurs indigènes à Kahura, en Ouganda. Comme observé par R. W. Felkin en 1879 à partir de son article "Notes on Labour in Central Africa" publié dans le Edinburgh Medical Journal, volume 20, avril 1884, pages 922-930. Crédit d’image : NIH
En considérant que l’anthropologie de la maladie doit reposer sur une « proposition contraire » aux présupposés épistémiques de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, Marc Augé (1986) a pensé que cela pourrait être un programme de recherche, devant corriger la résonance épistémologique du great divide, l’opposition présumée entre le « personalistic medical systems » et le « naturalistic medical systems » (George Foster, 1976). Quand Augé parle de proposition contraire, il pense à deux présupposés notamment : il n’existe pas de société où la maladie n’a pas une dimension sociale ; il n’existe pas de société où la maladie n’est pas ancrée dans la réalité du corps souffrant.
Une telle proposition peut inspirer une approche épistémologique de la médecine traditionnelle africaine. Il s’agit, à partir d’une ethnographie des pratiques médicales traditionnelles, réalisée dans les régions maritime et centrale du Togo, de constater que l’accent excessif mis, par l’anthropologie sociale elle-même, sur l’ancrage de la maladie dans les croyances religieuses, occulte le statut irréductible des connaissances et procédures médicales. L’approche épistémologique peut débrouiller, dans la représentation de la maladie, le rapport non rigide, en réalité, entre l’étiologie causale et l’étiologie naturelle. Elle permet, alors, de voir les pratiques africaines traditionnelles de soin, non pas comme « un axe de différences » (Nicole Sindzingre, 1983), mais plutôt comme un axe de variations de la médecine. Une telle approche, in fine, autorise, à propos de la médecine traditionnelle africaine, une exploration de procédures expérimentales, une variation historique de la méthode expérimentale.
Introduction
Faisant allusion à la littérature américaine et britannique, relative aux travaux de recherche sur les médecines, Marc Augé (1994, p. 42) a fait le constat que :
Tantôt en effet, principalement dans les histoires de la médecine, elle nous présente l’enracinement social comme la gangue magico-primitive d’où se serait progressivement dégagée la médecine empirique ; tantôt, sous l’étiquette « anthropologie médicale » ou « ethnomédecine », elle nous montre comment les taxinomies indigènes correspondent davantage à un classement des causes, supposées sociales, qu’à une mise en ordre systématique des symptômes, tantôt enfin, sous la même étiquette, elle complète cette présentation par des travaux qui s’efforcent de mesurer le degré d’efficacité des thérapeutiques locales, d’identifier les plantes utilisées, de reconnaître l’aire d’extension de certaines maladies et de recenser les types de diagnostics et de traitements indigènes.
En considérant que l’anthropologie de la maladie doit reposer sur une « proposition contraire » aux présupposés épistémiques de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, M. Augé (1986, p. 82) pense que cela devrait consister en un programme de recherche autour de l’idée que « l’étude des systèmes d’interprétation de la maladie puisse éclairer le débat toujours réouvert depuis Lévy-Bruhl sur la rationalité des croyances dites primitives et sur l’interprétation qui peut être donnée de celle-ci : « intellectualiste » et « littérale » ou « symbolique », ou encore radicalement « relativiste » (Skorupski 1976) ». Un des objectifs d’un tel programme de recherche est d’apporter un cachet correcteur à la résonance épistémologique du great divide, présente dans la littérature de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine. Une telle résonance, dans l’étude des médecines traditionnelles, étant l’écho d’un postulat évolutionniste et comparatiste, elle a consisté en une mise en honneur des « schémas diffusionnistes et les typologies tranchées » (M. Augé, 1986), dont l’idéal type est l’opposition présumée entre « personalistic medical systems » et « naturalistic medical systems », ainsi que l’anthropologue américain George M. Foster (1976) en a fait la théorie. Pour M. Augé (1986, p. 82), l’étude anthropologique de la maladie peut atteindre cet objectif en se renouvelant de deux présupposés principaux : il n’existe pas de « société où la maladie n’ait une dimension sociale » ; il n’existe pas de société où la maladie ne soit pas « ancrée dans la réalité du corps souffrant ».
Cette façon de voir est, en soi, une évolution dans l’étude des savoirs des sociétés traditionnelles. Mais, on peut se demander si l’anthropologie de la maladie, dont la dominante est l’anthropologie des médecines traditionnelles, tout en retenant « la dimension sociale de la maladie » et sa « dimension expérimentale », n’est-elle pas exposée à opérer, souvent et implicitement, un « retour au grand partage » (Jack Goody ; Bruno Latour), lorsqu’elle prend son départ sur des champs d’étude, des thématiques, des problématiques et des approches de l’anthropologie sociale, de l’anthropologie religieuse ? Il s’agit de se demander, plus précisément, si la réalité, non suffisamment débrouillée par la recherche, d’un ancrage de la maladie dans l’univers des croyances, n’occulte-t-elle pas concrètement, le plus souvent, le statut et la fonction irréductibles des procédures de savoir et de savoir-faire, lesquelles, sans être identiques aux pratiques dans les hôpitaux modernes et contemporains, en sont analogues, au moins. Mieux, il s’agit de se demander s’il n’y a pas un enjeu épistémologique, pour l’étude des médecines traditionnelles, à interroger et à éprouver, ethnographiquement, le rapport effectif entre « dimension sociale de la maladie » et « dimension expérimentale de la maladie ».
Ce questionnement met en avant une hypothèse : une épistémologie des médecines traditionnelles est envisageable, comme composante majeure du programme dont M. Augé a parlé, et reviendrait à prêter attention à la réalité que, malgré leur face magico-religieuse, ces médecines n’incarnent pas, « un axe de différences », comme Nicole Sindzingre (1983) l’a pensé, mais plutôt un axe de variations des mêmes procédures de l’art de soigner. Cette hypothèse est explorée et éprouvée, à partir d’une ethnographie des pratiques de tradi-médecines, dans les régions maritime et centrale du Togo, et autour des arguments suivants : le great divide entre personalistic medical systems et naturalistic medical systems repose sur une illusion ; dans le champ de la médecine, les médecines traditionnelles n’incarnent pas un axe de différences, mais plutôt un axe de variations ; la logique de cohérence faible qu’assurent les croyances magico-religieuses dans la représentation de la maladie, donne lieu à une épistémologie qui laisse voir la fonction, le statut et les formes irréductibles des procédures de savoirs et de pratiques dans les médecines traditionnelles.
Ce qui est illusoire dans le great divide entre personalistic medical systems et naturalistic medical systems
Il est connu qu’il est très présent dans la littérature sur l’histoire de la médecine, tout comme dans la littérature sur l’histoire des sciences, en général, le présupposé que l’évolution du patrimoine intellectuel ou savant de l’humanité, se fait à l’image de ce que Auguste Comte et certains philosophes et théologiens, avant et après lui, avaient appelé la loi des trois états. On le sait, chez A. Comte, l’histoire générale des sciences est celle qui montre comment l’esprit humain a surmonté les réflexes fétichistes, théologiques et métaphysiques. Dans la littérature en histoire de la médecine, ce présupposé est souvent l’idée (par exemple, chez Roger Dachez, 2012) que « la médecine naît en Grèce », pendant la période hippocratique, par une « sécularisation progressive de la médecine ». Si l’auteur parle de processus de sécularisation de l’art de guérir, selon une expression attribuée à Hippocrate, c’est pour noter que la rationalisation de la médecine, l’avènement de la médecine rationnelle, avait dû consister, dans l’art de soigner, à se passer du legs d’anciennes traditions médicales, celles de l’Azur, de la Babylonie, de l’Egypte ancienne, de la Grèce des dieux et des héros. L’idée est qu’à la différence de la médecine grecque (hippocratique) ou romaine (galénique), dans les traditions médicales en Babylonie ou Egypte, les procédures naturelles de diagnostic et de thérapie ne se passaient pas de pratiques de diagnostic divinatoire, de guérison religieuse et magique. Ce présupposé s’est traduit, dans la littérature de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, par la tendance à concevoir des « typologiques tranchées » (M. Augé, 1994) entre les systèmes médicaux. Une telle tendance, sous sa forme théorique la plus élaborée, est la thèse d’une opposition tranchée, selon l’anthropologue américain George M. Foster (1976), qui existerait entre les personalistic medical systems et les naturalistic medical systems.
L’enjeu n’est pas de penser que les procédures des médecines traditionnelles sont identiques à la méthode expérimentale. Ce qui est plutôt considéré, sans perdre de vue leurs variations, c’est l’analogie entre leurs fonctions épistémologiques.
G. M. Foster (1976) a présenté une telle opposition entre ces deux types de médecine dans les termes suivants :
A personalistic medical system is one in which disease is explained as due to the active, purposeful intervention of an agent, who may be human (a witch or sorcerer), nonhuman (a ghost, an ancestor, an evil spirit), or supernatural (a deity or other very powerful being). The sick person literally is a victim, the object of aggression or punishment directed specifically against him, for reasons that concern him alone. Personalistic causality allows little room for accident or chance; in fact, for some peoples, the statement is made by anthropologists who have studied them that all illness and death are believed to stem from the acts of agent. G. M. Foster (1976, p. 775).
G. M. Foster (1976) considère que le personalistic etiology, qu’est la démarche procédurale d’une personalistic medical system, repose, en particulier, sur des croyances trouvées en Afrique. Des croyances constatées notamment chez les Mano du Liberia et les Abron de la Côte d’Ivoire. Chez les Mano, dit Foster (1976), le médecin George Way Harly (1941, p. 7), qui avait exercé pendant 15 ans la médecine parmi eux, écrivait que « death is unnatural ». Parce que pour les Mano, selon ce médecin, la mort résulte toujours d’une intrusion de forces externes, souvent dirigées par « some magical means ». La deuxième illustration d’une personalisticetiology, retenue par Foster (1976), est l’exemple qu’avait donné Alexander Jr Alland (1964). Parlant des Abron de la Côte d’Ivoire, A. J. Alland (1964) avait écrit :
People sicken and die because some power, good or evil, has acted against them…Abron disease theory contains a host of agents which may be a responsible for a specific condition…These agents cut across the natural and the supernatural word. Ordinary people, equipped with the proper technical skills, sorcerers, various supernatural entities, such as ghosts, bush devils, and witches, or the supreme god Nyame, acting alone or through lesser gods, all cause disease. (Allan, 1964, p. 714-715).
A l’opposé du personalistic medical system, illustré par ces exemples africains, le naturalistic medical systems est présenté par G. M. Foster, comme le modèle qui explique, plutôt, la maladie dans des termes impersonnels. Ainsi qu’il l’a écrit :
Naturalistic systems explain illness in impersonal, systemic terms. Disease is thought to stem not from the machinations of angry being, but rather from such natural forces, or conditions as cold, heat, winds, dampness, and, above all, by an upset in the balance of basic body elements. In naturalistic systems, health conforms to an equilibrium model: when the humors, the yin and yang, or the Ayurvedic dosha are in the balance appropriate to the age and the condition of the individual, in his natural and social environment, health results. Causality concepts explain or account for the upsets in the balance that trigger illness. (G. M. Foster, 1976, p. 775).
Ce second système médical, ainsi présenté, serait, selon G. M. Foster, celui d’anciennes civilisations classiques, celles de la Grèce, de Rome, de l’Inde et de la Chine. La position de l’anthropologue américain consacre, de la sorte, l’illusion d’un greatdivide entre les personalistic medical systems et les naturalistic medical systems. C’est pourquoi ce qui est discutable, dans cette position, ce n’est pas l’idée que relativement à leur procédure respective de diagnostic et de thérapie, la médecine naturelle ou rationnelle diffère de la médecine magico-religieuse.
En effet, on ne peut non plus discuter la place de la médecine magico-religieuse dans les sociétés traditionnelles africaines, par exemple. A partir de recherches ethnographiques sur les tradi-pratiques de médecine, dans la région maritime et la région centrale du Togo, l’on a pris la mesure de la place qu’occupent des pratiques de diagnostic divinatoire et de soin rituel dans l’art de soigner. (a) Dans la région maritime togolaise, notamment chez les éwé du sud-est et les guin, où la religiosité porte encore la marque du culte des vodu et du fa, le diagnostic divinatoire est assuré largement par la lecture et l’interprétation des formules du fa. Il est, quelquefois, assuré par d’autres mécanismes de divination, notamment : xɔ yɔyɔ, une pratique par laquelle des prêtresses, désignées trɔsi (mot éwé qu’on peut traduire littéralement par épouse de divinité) prétendent faire parler un mort, afin qu’il révèle les raisons qui justifient une maladie ou une situation familiale ; tsime kpɔkɔpɔ (expression éwé qui signifie le fait de regarder dans l’eau, ce qui consiste, pour le devin, à regarder dans l’eau, où le responsable de la maladie ou l’ennemi est censé se montrer) ; pupui mekpɔkpɔ (ce qui veut dire littéralement le fait de regarder dans le miroir et qui consiste, pour le devin, à observer dans un miroir le responsable du mal ou l’ennemi). Chez les éwé du sud-est et les guin, le constat est qu’un diagnostic divinatoire, jugé crédible, indique des cérémonies rituelles : vɔsa (sacrifice et offrande), désenvoutement et désensorcellement, etc. (b) Dans la région centrale togolaise, milieu où prédomine l’animisme et un syncrétisme musulman, certains tradi-médecins reconnaissent qu’ils font le diagnostic divinatoire et la thérapie par la Roqya. Cela consiste, selon les mots d’un alpha, responsable d’un centre traditionnel de soin à Komah, dans la ville de Sokodé, à « chasser le mauvais génie et guérir la maladie par les vertus des versets du Saint Coran, qui protègent contre la sorcellerie, le mauvais œil et toutes autres choses spirituelles ». Toujours à Komah, un autre alpha, visiblement syncrétiste, estime qu’il diagnostique certaines maladies par l’izaako. Pour l’expliquer, il confie, au cours de l’entretien : « J’ai reçu le don. Quand je vois le malade, je sais en même temps. Je procède par izaako, i.e. lavage de mes yeux, un 6e sens en quelque sorte. C’est ce qu’on appelle aussi kinawou ». (c) Les églises chrétiennes du réveil et les groupes catholiques de renouveau charismatique prennent en charge la maladie par ce qu’on peut convenir d’appeler la divination prophétique et la délivrance, du fait de la ressemblance entre ces procédures et celles utilisées dans les traditions vodu que sont la divination et les rituels de guérison. (d) Au Togo, le constat ethnographique est fait qu’on note, chez des malades et des parents qui les accompagnent à l’hôpital, mais aussi chez certaines élites scientifiques modernes (professeurs d’université et médecins d’hôpitaux et de cliniques), une croyance persistante qu’une maladie grave, de plus en plus incurable, ou un accident grave dans une circonstance étonnante, demande qu’on explore l’alternative des voies traditionnelles. Cette demande d’une alternative, autre que celle de l’hôpital, est dite, en éwé par exemple, en des termes très expressifs à rappeler : dɔ sia menye kɔdzi pe dɔ wo (cette maladie n’est pas celle de l’hôpital ou celle qu’on peut traiter à l’hôpital) ; dɔ sia hiã ape yiyi (cette maladie demande qu’on aille au village) ; dɔ sia hiã woa yi dzi egɔme kpɔ ɖa (cette maladie nécessite qu’on aille chercher le dessous pour voir). Ces expressions, de toute évidence, sont, en un sens, des souhaits d’une prise en charge de la maladie par un diagnostic et une thérapie magico-religieux.
(a) Il peut être intéressant que la discussion de la position de G. M. Foster montre, d’abord, à partir de l’histoire de la médecine occidentale, ce qui n’est pas fondé dans l’idée que la médecine grecque ou romaine, qu’on peut qualifier de médecine traditionnelle, incarnerait purement un naturalistic medical system. L’erreur d’appréciation, à ne pas sous-estimer, est la supposition, bien loin donc de la réalité historique, que la médecine, chez les Grecs et les Romains, serait l’idéal-type d’un naturalistic medical system, qui se serait élaboré dans une pureté de forme exemplaire, dans des contextes où la représentation religieuse et magique de la maladie n’aurait aucune place sociale. Ce qu’on appelle les « écoles médicales grecques », celle de Cnide et celle de Cos (dont Hippocrate est issu), « loin d’être des universités antiques », étaient plutôt de simples « centres d’activité médicale » (R. Dachez, p. 94). Le 5e siècle, avant J-C, où ces lieux de soin et de formation ou d’initiation à l’art de soigner avaient pris de l’importance, était encore le temps de la Grèce des dieux et des croyances paganistes. A propos de la Grèce du 5e siècle, on ne saurait dire que l’exercice de la médecine rationnelle par certains groupes signifierait une sécularisation de la représentation sociale de la maladie. En ce moment, dans cette société de paganisme, où la vie des hommes n’était pas coupée de celle des dieux, l’épilepsie, par exemple, était encore désignée « maladie sacrée ». C’est parce que le siècle des écoles médicales grecques était également celui d’une représentation non séculière de la maladie que Hippocrate, dans Maladie Sacré, avait dénoncé ceux qui assignaient « à l’épilepsie une origine divine » et « s’en était pris violemment aux charlatans de tout poil, mêlant dans une même réprobation mages (μάγοι), purificateurs (кαθάрται), prêtres mendiants (γάθύрται) et charlatans (άλαζόνες) » (Véronique Boudon-Millot, 2003, p. 111). Cette situation qui avait prévalu dans la Grèce, à l’époque hippocratique, sera la même dans la Rome de Galien.
La position de l’anthropologue américain consacre, de la sorte, l’illusion d’un great divide entre les personalistic medical systems et les naturalistic medical systems. C’est pourquoi ce qui est discutable, dans cette position, ce n’est pas l’idée que, relativement à leur procédure respective de diagnostic et de thérapie, la médecine naturelle ou rationnelle diffère de la médecine magico-religieuse.
A Rome, au 2e siècle, après J-C, la médecine rationnelle, incarnée par Galien de Pergame, s’était exercée dans un contexte, où la représentation de la maladie était marquée par des croyances religieuses et des magiques. Dans ce contexte, selon V. Boudon-Millot (2003), qui était aussi celui du « monde obscur des charlatans et des marchands de drogue », pour soigner la maladie, « le recours aux incantations » et « le recours aux amulettes » étaient des réalités. V. Boudon-Millot (2003, p. 111) fait le constat que « la profession médicale n’étant pas répartie dans l’antiquité à l’intérieur de catégories bien définies, la frontière entre l’activité du médecin et celle du marchand de drogues par exemple peut paraître parfois floue ». Plus encore, elle retient que, dans la mesure où « la notion même de médecine officielle ne saurait en effet avoir de sens au sein d’une société où la qualité de médecin ne dépend pas de l’obtention d’un diplôme quelconque, mais de la seule capacité à faire ses preuves et à obtenir la guérison du malade », on « ne saurait clairement distinguer dans l’antiquité entre représentants d’une médecine rationnelle et officielle et tenants de pratiques magiques et charlatanesques » (V. Boudon-Millot, p. 110). C’est pourquoi Galien, figure de la médecine rationnelle, ne « condamne pas aveuglement toute activité autre que celle du médecin […], mais sait au contraire reconnaître quelque mérite à ceux qui, aux marges de la médecine, apportent aide et assistance au praticien. » (V. Boudon-Millot, 2003, p. 112). Et « ainsi donc, non seulement Galien se laisse lui-même aller à pratiquer une certaine forme de charlatanisme, mais, qui plus est, il admet que cette expérience puisse être à l’origine d’une authentique vocation médicale » (V. Boudon-Millot, 2003, p. 130).
Ce premier argument de la discussion, qui repose sur l’histoire de la médecine, peut se consolider des arguments que M. Augé a opposés à la thèse de Foster et aux présupposés épistémologiques de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine. D’abord, Augé a discuté, dans la littérature d’anthropologie médicale ou d’ethnomédecine, le présupposé évolutionniste qui laisse croire que la « médecine empirique » (pour dire en fait la médecine expérimentale, selon l’expression de Claude Bernard), dans son histoire, a pu se débarrasser de son « caractère social », lequel, en réalité, « sous diverses modalités, reste le paradoxe fondamental de la maladie dans toutes sociétés » (Augé, 1994, p. 42). L’anthropologue français considère que, si l’on tenait à appeler « magique » ou « gangue magico-primitive », la dimension sociale de la maladie, « il faudrait dire alors que la tâche de l’anthropologie de la maladie est moins de faire la distinction, à l’intérieur des sociétés primitives, entre magie et empirisme, que de reconnaître, dans n’importe quelle société et indépendamment du degré d’efficacité objective de sa médecine, la part « magique » (sociale) de toute maladie» (Augé, 1994, p. 43). La position d’Augé, dans la suite de la discussion du présupposé évolutionniste, a consisté à noter la réalité d’une certaine distribution, dans toute médecine, de la dimension expérimentale et de la dimension sociale de la maladie. Ensuite, un autre présupposé, en anthropologie médicale ou ethnomédecine, qu’Augé a discuté, c’est celui qui laisse penser que, dans les médecines dites primitives, sous prétexte de leur archaïsme et de leurs « efforts inégaux pour approcher l’efficacité de type occidental » (Augé, 1994, p. 42), la démarche expérimentale, celle de la prise en compte des symptômes, serait complètement submergée par la gangue magico-religieuse, l’importance exagérée qu’aurait prise la causalité sociale ou magico-religieuse dans la représentation de la maladie. Ce qu’a récusé l’anthropologue français, dans la suite de la discussion de ce présupposé, ainsi qu’il l’a dit de façon ramassée et expressive, c’est la « conception dualiste ethnocentrée selon laquelle il y aurait dans les sociétés indigènes étudiées par l’ethnologie un secteur virtuellement empirico-rationnel et un secteur irrémédiablement magique » (M. Augé, 1986, p. 83). Enfin, la discussion des principaux présupposés de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, qu’a entreprise Augé, concerne une idée de G. M. Foster (1976), selon laquelle « le système de causalité naturelle et le système de causalité personnelle peuvent cohabiter ». Ce que l’anthropologue français, sur ce plan, a reproché à l’anthropologue américain c’est que, en lieu et place d’une distribution de la dimension expérimentale et de la dimension sociale dans toutes les médecines, il n’a fait qu’introduire, « à l’intérieur d’une culture particulière sa distinction entre deux types de maladies caractérisées par la différence de leurs étiologies respectives ». Il lui a reproché, alors, de n’avoir fait, de la sorte, que « coexister ce qu’il a indûment séparé » (Augé, 1994, p. 47). En effet, pour l’anthropologue américain, les cas ethnographiques, cités et retenus pour illustrer la possibilité d’une cohabitation des deux types de causalité, fonctionnent comme s’ils sont pour seulement confirmer, par une documentation empirique, sa présentation dichotomique entre les médecines. Il peut être intéressant, alors, de rappeler les termes dans lesquels G. M. Foster emprunte les exemples illustratifs des travaux de Maria Suarez et de Fortune :
When for example, we read that in Venezuelan peasant village of El Morro, 98% of sample of reported illness are “natural” in origin, whereas only 11% are attributed to magical or supernatural causes (Suárez 1974), it seems reasonable to say that the indigenous causation system of this group is naturalistic and not personalistic. And, in contrast, when we read of the Melanesian Dobuans that all illness and diseases are attributed to envy, and that “Death is caused by witchcraft, sorcery, poisoning, suicide, or actual assault” (Fortune 1932 : 135, 150), it is clear that personalistic causality predominates.
M. Augé va revenir sur ce présupposé dichotomique, par lequel la littérature d’anthropologie médicale et d’ethnomédecine distribue et attribue, aux différentes sociétés, la dimension expérimentale et la dimension sociale des pratiques médicales.
En critiquant les principaux présupposés de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, M. Augé pense que les recherches sur les médecines peuvent sortir du great divide par la porte d’une « proposition contraire », l’approche de l’anthropologie de la maladie, qui repose sur l’idée que « c’est uniquement dans la mesure où la maladie est, sous certains aspects, également sociale dans diverses types de sociétés que l’on peut en parler comme d’un phénomène anthropologiquement significatif » (Augé, 1994, p. 54). En mettant dans l’expression de cette position, comme pour mieux la nuancer, les termes « sous certains aspects », on a l’impression qu’Augé semble bien conscient que, lorsqu’on fait de l’anthropologie de la maladie, dans les schèmes épistémologiques de l’anthropologie sociale, le great divide, peut faire une intrusion, là où on ne l’attend pas, sous d’autres formes.
C’est en restant dans l’esprit des schèmes de l’anthropologie sociale, plus précisément ceux de l’anthropologie religieuse, en effet, que l’anthropologie de la maladie, tout en rejetant les présupposés de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, perçoit souvent l’art de soigner dans les sociétés traditionnelles, dans le champ des médecines, comme un axe de différences (Nicole Sindzingre, 1983).
Non pas un axe de différences, mais plutôt un axe de variations
Dans ses recherches sur « l’interprétation de l’infortune » chez les Fodonon, un sous-groupe Senufo, au nord de la Côte d’Ivoire, N. Sindzingre (1983, p. 10) a revendiqué l’anthropologie de la maladie, en tant qu’une orientation de l’anthropologie sociale, « fondée, écrit-elle, sur une approche holistique initialement mise en œuvre dans des communautés « traditionnelles », approche qui « ne trouve pas toujours dans la masse » des observations « matière à autonomiser des classes de faits sous la rubrique « maladie », ou bien « médecine », comme par ailleurs la plupart des autres domaines des activités sociales ». C’est en partant de ce présupposé épistémologique, qui reste à débrouiller, selon lequel il n’y a pas, dans les sociétés traditionnelles, de classe de faits à autonomiser sous la rubrique de maladie ou de médecine, que N. Sindzingre (1983) pense la médecine traditionnelle, dont celle des Fodonon est un cas, comme un « axe de différences » dans le champ des médecines. Il peut être intéressant, de débrouiller, les aspects sous lesquels l’anthropologue a présenté, non pas sans avoir aucunement raison, ce qu’elle a appelé l’axe de différences des médecines traditionnelles.
Cet axe de différences est souligné par N. Sindzingre (1983), d’abord, à partir du constat que, malgré l’existence chez les Fodonon, de techniques et d’institutions qui « évoquent la biomédecine : constatation, identification, explication, procédures résolutives », il faut, en comparant leur médecine à celle de l’Occident, « se garder d’analogies terme à terme ». Précisément :
Dans une société comme les Fodonon, le traitement du désordre biologique présente davantage de vagues « airs de famille » avec leurs équivalents apparents dans les sociétés occidentales, qui incitent à comparer avec soin les référents des termes de « maladie », de « thérapeutique », de « soignant » par différentes sociétés (y compris « traditionnelles »). Les découpages de la réalité sociale ne sont à l’évidence pas homologues.
D’une part, comme on l’a vu, les faits de maladie, en tant que désordres biologiques affectant immédiatement un corps social, sont le lieu où converge l’ensemble d’une structure sociale, et ne peuvent être circonscrits empiriquement comme le fait la médecine dans les sociétés industrielles. D’autre part, les coupures entre secteurs de la réalité sociale délimitent des champs non isomorphes d’une société à l’autre, plus vastes, plus restrictifs, déplacés, etc.
Cet axe de différences est présenté, ensuite, sous un autre angle, comme le fait que la médecine, chez les Fodonon, n’admet pas la « notion de corps individué ». La maladie peut être, pour le corps d’un individu, le corps affecté, d’endosser les responsabilités d’autres corps individuels ou collectifs. Autrement dit : « […] même s’il est manifeste qu’est empiriquement identifié et traité tel symptôme supporté par tel individu, l’infortune ou la maladie inaugurent des processus en chaîne de mise en corrélation, des itérations infinies de signes qui se déplacent et atteignent d’autres corps individuels et collectifs, situés à distance dans l’espace et dans le temps […] » (N. Sindzingre, 1983, p. 20). La maladie d’un individu particulier, appartenant à un matrilignage, peut être, donc, pour les Fodonon, l’effet ou la conséquence d’un acte de transgression d’interdits ou d’offense, posé par un autre membre d’une génération supérieure. Cette façon pour un corps de souffrir, en endossant les responsabilités d’un autre corps, individuel ou collectif, se justifie de ce que, chez les Fodonon, « un corpus de prohibitions distribue les comportements prescrits et interdits, dont la transgression est supposée entraîner une sanction, qui prend le plus souvent la forme d’une infortune. A l’inverse, une infortune est volontiers décodée a priori comme l’effet d’une transgression, connue ou inconnue, de l’un de ces interdits » (N. Sindzingre, 1983, p. 23).
Cet axe de différences est expliqué par l’auteur, plus significativement, par la place sans partage, chez les Fonodon, du schème d’explication causale. Se référant à l’étude classique d’Evans-Pritchard sur les Azande, N. Sindzingre (1983, p. 21) a l’idée que, dans les sociétés traditionnelles, « en un sens, il n’y a pas d’effets sans cause, il n’y a pas dans ces cas de notion de hasard ». Elle note, dans la suite de sa référence à Evans-Pritchard, que :
Dans une société « traditionnelle » comme les Fodonon, l’insertion de ces modifications de l’état des choses dans un schème causal forme un véritable dispositif conceptuel, coextensif à toute l’organisation sociale : les modèles de causalité disponibles –connections réciproques, a priori et a posteriori, d’un effet et d’une cause– qui sont ici en nombre fini (intervention d’agents humains ou non-humains, transgression d’interdits, etc…) sont des modalités de structure (sociale), et sont donc à ce titre nécessaire a priori (appartiennent au évidence su « sens commun ») et extensifs à tous les domaines de la réalité. (Nicole Sindzingre, 1983, p. 22-23).
Par la divination, les Fodonon relient la maladie à une cascade de causes, allant de la violation des interdits aux torts causés à des humains ou à des non-humains, en passant par la volonté des sorciers et autres personnes puissantes d’agresser autrui. En raison d’un tel schème causal, considéré comme un véritable dispositif conceptuel, coextensif à toute l’organisation sociale, l’auteur pense que, dans les médecines traditionnelles, la causalité n’est pas limitée « au diagnostic biunivoque tel que l’a construit la rationalité scientifique » ; elle est présentée comme :
un jeu où chaque élément d’une séquence, déjà pris comme élément significatif, peut à son tour inaugurer et faire bifurquer vers une autre séquence explicative, qui conduit elle-même à la détection d’autres troubles, qui n’avaient pas été jusque-là identifiés ou interprétés adéquatement, et qui requièrent alors une (nouvelle) explication, et éventuellement une reconnexion (à d’autres séquences). (Nicole Sindzingre, 1983, p. 22).
C’est de ce point de vue, considère-t-elle, que, chez les Fodonon, « les notions d’infortune et de maladie sont homologues, occupant les places de l’effet dans les inférences causales » (N. Sindzingre, 1983, p. 23).
Le constat ethnographique fait au Togo est que souvent une longue maladie, ce qui sous-entend qu’elle a connu des échecs de traitement, est une épreuve pour la reconnaissance individuelle et collective des types de diagnostic, les types de thérapie, les lieux de soin, les soignants.
Un dernier axe de différences des médecines traditionnelles, selon l’auteur, est que l’inclusion de la maladie dans un ensemble de dispositif causal est « suivi de procédures de réparation ressortissant à deux registres hétérogènes – et non pas à une thérapeutique directement instruite par le diagnostic, telle que le voudrait la biomédecine dans son modèle idéal ». Etant donné la disjonction relative, considérée entre l’ordre des causes et celui des effets, « il faut agir à la fois dans le domaine des causes, qui est ordonné par sa logique propre (notamment celle des sacrifices ou de l’initiation à un culte) et dans celui des effets, qui requièrent d’autres catégories de techniques efficaces pour être annulés (soins, usage des wεtε, c’est-à-dire de tout pouvoir efficace) » (N. Sindzingre, 1983, p. 24).
Le récit de l’itinéraire thérapeutique d’un jeune brûlé, présenté, comme un modèle significatif des itinéraires thérapeutiques chez les Fodonon, a obéi aux présupposés de ces formes variées et liées de ce que l’auteur a appelé l’axe de différences des médecines traditionnelles. L’auteur reconnait qu’en fonction du but souhaité, « on passe de manière souple d’un segment « thérapeutique » à un autre » et « certains thérapeutes fournissent uniquement des recettes (de « feuilles »/wεtε) polyvalentes ou spécifiques, d’autres par contre assortissent celles-ci d’étiologies préférentielles (notamment l’agression en sorcellerie), et le passage des unes aux autres s’effectue en fonction de considérations sociales sélectionnées au coup par coup » (p. 29).Le cas de l’itinéraire de soin d’une blessure causée par la brûlure, schématiquement présentée, a consisté à laver les plaies « deux fois par jour avec décoction de feuilles (wεtε/feuilles, par extension remède efficace) », puis à les endiure « d’huile de palme » et les recouvrir ensuite « d’une poudre (timε) préparée tour à tour par un aîné ou un cadet (« apprenti ») de l’association (1), à base d’excrément d’animaux pilés ». Cette thérapeutique qui alterne wεtε (médicaments traditionnels) et « médicaments occidentaux », note l’auteur, « ne forme qu’un versant du processus ». Chez l’auteur, on note le soin par les wεtε et les rituels magico-religieux, sont des modèles thérapeutiques souvent alternés.
Mais, en cohérence avec sa position de départ, celle de l’axe de différences de la médecine traditionnelle, celle-ci étant prise pour « un type idéal, qui constitue un modèle de raisonnement », l’auteur a, dans son analyse, l’idée dominante que la maladie et sa prise en charge thérapeutique obéissent, plus significativement, aux croyances, dans les sociétés traditionnelles, selon lesquelles le corps individué n’existe pas, le hasard n’existe pas, et la causalité prime sur la symptomatologie. Ainsi qu’on peut le noter, dans un article de Jean-Pierre Dozon et Nicole Sindzingre (1986), il y a l’idée que c’est par leur face magico-religieuse que les médecines traditionnelles constituent un « idéal type », « un modèle de raisonnement ». Ils écrivent, dans ce sens, que :
en Afrique, indissolublement politiques, religieuses et thérapeutiques, les institutions culturelles, fondées sur des puissances extra-humaines, réputées être les véritables sources de l’efficacité thérapeutique et la garantie de la véracité de l’interprétation (« fétiches »), représentées par certains individus (prêtres, sacrificateurs) sont un paradigme récurrent de ces systèmes médicaux traditionnels. En ce sens, la médecine traditionnelle est un « type idéal », qui constitue plutôt un modèle de raisonnement. (J.-P. Dozon et N. Sindzingre (1986, p. 44).
Si l’on s’en tient à des données ethnographiques brutes, en la matière, interprétées selon les schèmes classiques de l’anthropologie sociale (la magie, la religion), on serait tenté de rendre raison à ce présupposé épistémologique selon lequel les médecines traditionnelles constituent un axe de différences. Ce qui paraît justifier que les médecines traditionnelles constituent un axe de différences, c’est le fait que, dans les sociétés traditionnelles, en effet, d’une part, l’économie, le droit et l’appareil institutionnel, les rapports sociaux, le savoir sont souvent justifiés d’un fondement magico-religieux. D’autre part, cette façon, pour la vie sociale de se justifier de son fondement magico-religieux, marque globalement, le savoir et la technique, mais aussi les procédures, les mécanismes normatifs et institutionnels par lesquels ils sont produits. C’est donc réel que, dans les traditions africaines, le savoir apparaît souvent, comme le dieu Janus, sous un double visage, l’un rationnel et logique, l’autre tourné vers l’univers des croyances et des justificatifs métaphysiques. La médecine traditionnelle en est un exemple illustratif, car dans ces traditions, les faits attestent que l’art de soigner un malade, ce qui demande qu’on prête attention, dans tous les cas, à un corps concret souffrant, dans son anatomie, sa physiologie et/ou sa psychologie, n’est pas nécessairement coupé des représentations magico-religieuses.
Dans les sociétés traditionnelles en général, dont celles d’Afrique, malgré la place des croyances, de la religiosité et de la magie dans tous les aspects de la vie (économie, technique, culture et épistèmê), la dimension naturelle et la dimension surnaturelle de la réalité ne sont pas purement et simplement réductibles l’une à l’autre. Tout comme B. Malinowski l’a bien constaté, à propos des Argonautes du Pacifique occidental, l’on peut remarquer que, dans les sociétés traditionnelles d’Afrique, les incantations magiques et les rituels religieux, quoi qu’ayant une fonction sociale centrale, ne sont pas pour dispenser la société de l’expertise technique, du savoir-faire économique (pêche, chasse, agriculture, commerce), du savoir en général. Malgré l’exercice de la médecine, dans les traditions africaines, à travers des institutions et mécanismes sociaux qui fonctionnent, parfois et tout à la fois, comme des lieux de savoir et des sanctuaires, la dimension expérimentale ou naturelle de l’art de soigner la maladie, en réalité, reste irréductible.
Une telle position est une précaution à prendre, en sorte que, dans la perspective du programme de recherche auquel la position de l’anthropologie de la maladie pouvait conduire, à l’opposé de celle de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, l’idée de l’ancrage de la maladie dans l’univers des croyances, ce qui est la vocation de l’anthropologie sociale, n’occulte pas en réalité, dans la recherche, le statut et la fonction irréductibles des procédures de savoir et de savoir-faire, lesquelles, sans être identiques aux pratiques dans les hôpitaux modernes et contemporains, en sont au moins, par leur fonction et leur forme, analogues. Une telle position peut permettre à l’approche de l’anthropologie de la maladie de se renforcer d’une approche épistémologique, celle de se rendre compte que, dans l’histoire de la médecine, les médecines traditionnelles, malgré leur face magico-religieuse, n’incarnent pas, en fait, un axe de différences, mais plutôt un axe de variations des mêmes procédures médicales de soin.
Logique de cohérence faible et statut irréductible des démarches naturelles dans les médecines traditionnelles
En effet, si une telle position, à teneur épistémologique, paraît nécessaire, c’est parce qu’après avoir reproché à l’anthropologie médicale le great divide, l’anthropologie de la maladie peut avoir de la peine à faire en sorte que le présupposé, selon lequel les médecines traditionnelles sont un axe de différences, ne soit pas un autre modèle de dichotomie ethnocentrée, un « retour au grand partage » sous des formes implicites. Un retour au grand partage qui reviendrait à considérer que, dans les médecines traditionnelles en particulier, à l’opposé de la « biomédecine » (le secteur médical moderne, « tel que l’ont élaboré en Occident plusieurs siècles de rationalité scientifique, de constitution progressive, du regard clinique et des institutions hospitalières » (N. Sindzingre, 1983, p. 9), la représentation sociale de la maladie incarnerait un « axe de différences ».
On peut éprouver la validité d’une telle position à teneur épistémologique à partir d’une lecture plus attentive des données ethnographiques sur les médecines traditionnelles. Mais sa consistance théorique peut être négociée, d’abord, à la lumière d’une relecture de l’analyse qu’a fait M. Augé (1986) du rapport entre la logique des différences, la logique des références et la logique de l’évènement ou chrono-logique.
Il est vrai que M. Augé (1986, p. 85) a retenu que « Nicole Sindzingre (1983) a bien montré comment en milieu senufo la logique du diagnostic et celle de la thérapie, sans être contradictoires, ne s’impliquent pas nécessairement ». Mais, on peut retenir, également, contre l’idée d’un axe de différences des médecines traditionnelles, qu’on trouve dans les travaux de N. Sindzingre, la position de M. Augé (1994, p. 42-43) selon laquelle le « caractère social, sous ses différentes modalités, reste le paradoxe fondamental de la maladie dans toutes les sociétés ; et, si l’on tenait à l’appeler « magique », il faudrait dire alors que la tâche de l’anthropologie de la maladie est moins de faire la distinction, à l’intérieur des sociétés primitives, entre magie et empirisme, que de reconnaître, dans n’importe quelle société et indépendamment du degré d’efficacité objective de sa médecine, la part magique (sociale) de toute maladie ». C’est à juste titre qu’Augé (1994, p. 59) prend acte de l’idée de Françoise Héritier (1979), selon laquelle les rapports mis en évidence, à partir de l’étude du cas samo, semblent constitutifs d’une logique de « l’identique et du différent », « présente, selon des modalités variables, dans toutes les cultures ». S’il est important de mettre en exergue la spécificité de cette position d’Augé, c’est parce qu’elle paraît correspondre à un accent mis, non pas véritablement sur l’axe de différences des médecines traditionnelles, mais plutôt sur ce qu’il m’a paru plus convenable d’appeler les traits de leur variation contextuelle. Il s’agit là d’un présupposé épistémologique, celle de l’historicité des choses, lequel se justifie de la signification contextuelle des savoirs, de leur contenu et de leur forme.
Cette position a toute sa singularité lorsqu’on prête attention suffisamment à la fluctuation des rapports concrets de cohérence, dans les pratiques médicales traditionnelles, entre cause de la maladie et soin du malade. A partir de ses recherches ethnographiques sur les pratiques de médecine traditionnelle au Togo (les guin/mina) et en Côte d’Ivoire, M. Augé (1994, p. 79) a l’idée que, si la dimension sociale de la maladie « ne se réduit pas à une dimension causale », « c’est que l’ordre des différences fonctionne à l’égard des interprétations particulières et du système d’interprétation globale dont l’étiologie sociale fait partie comme un principe de cohérence ». Ce qui, en soi, se justifie de « l’affaiblissement de la logique des différences » (Augé, 1994, p. 59). Et l’anthropologue français retient alors d’un ton plus nuancé, me paraît-il, que « le principe de cohérence déborde la notion de causalité mais il en est le fondement. La relation évènement/principe de cohérence se lit souvent aisément comme un lien causal mais ni toujours ni exclusivement » (M. Augé, 1994, p. 79). Si l’on va jusqu’au bout de cette lecture plus nuancée des données ethnographiques, il me semble qu’on doit en arriver au constat que le principe de cohérence a une expression faible dans les médecines traditionnelles. Cette nuance importante, à propos des médecines traditionnelles, revient à une nécessité épistémologique de relativiser, à propos de la représentation de la maladie, non seulement le statut de la dimension sociale ou causale, le statut de la dimension naturelle, mais aussi leur rapport dans des situations concrètes. Une reprise critique d’une telle épistémologie de relativisation du principe de cohérence prend en compte les trois principales remarques préliminaires faites par l’auteur. La première est le constat que « il n’est pas possible de supposer (ce qu’impliquent certaines analyses de l’alternative empirie/magie) que les praticiens des médecines traditionnelles ou bien choisissent à certains moments de se moquer des résultats de leur traitement ou bien opèrent une distinction systématique entre les maladies organiques et celles qui relèvent du psychosomatique » (M. Augé, 1994, p. 54). La deuxième remarque concerne le constat, selon lequel, « il n’y a à tirer de conséquences particulières ni du fait que les classements nosologiques traditionnelles ordonnent le plus souvent des causes de maladies, ni du fait que ces causes sont conçues majoritairement comme sociales » (M. Augé, 1994, p. 55). La troisième remarque est dans le constat que « c’est une pétition de principe qui fait postuler à de nombreux observateurs ou à certains analystes une différence radicale entre l’interprétation empirique des maladies et leur interprétation « sociale » ou « magique » (M. Augé, 1994, p. 56).
C’est en restant dans l’esprit des schèmes de l’anthropologie sociale, plus précisément ceux de l’anthropologie religieuse, en effet, que l’anthropologie de la maladie, tout en rejetant les présupposés de l’anthropologie médicale et de l’ethnomédecine, perçoit souvent l’art de soigner dans les sociétés traditionnelles, dans le champ des médecines, comme un axe de différences.
Ces remarques qui relativisent le statut de l’étiologie causale, mais aussi son rapport avec l’étiologie naturelle, a conduit l’anthropologue français à l’idée que, dans les médecines traditionnelles, la notion de maladie se saisit, relativement au diagnostic et à la procédure thérapeutique, dans une triple logique :
une logique des différences qui ordonne les uns par rapport aux autres, au moyen d’équivalences ou d’oppositions, les symboles qui servent à penser le social et constituent l’armature intellectuelle de celui-ci ; une logique des références qui établit les relations possibles (pensables) entre cette logique symbolique et l’ordre social empirique ; une logique de l’évènement, ou chronologique, qui soumet les rapports de sens constitués par les deux premières à l’évidence d’un rapport de force dévoilée par l’histoire : parce qu’il n’y a pas d’autre histoire que l’histoire réelle, parce que, par définition, l’ordre des possibles (des différences et des références) ne peut tenir aucun évènement pour contingent, il ne peut contredire l’ordre de l’histoire (individuelle et sociale) ; ce dernier apparaît bien comme l’expression du premier, mais comme une expression parfois difficile, indirecte, remettant en cause les équations trop mécanicistes qu’établissent par exemple les systèmes de droit ; de ce que l’évènement doive faire sens, de ce qu’aucun sens ne puisse être véritablement contradictoire avec un autre, on ne saurait conclure que le sens se déduit mécaniquement de l’évènement. (M. Augé, 1994, p. 57).
L’idée que, dans cette triple logique, aucun sens ne peut être véritablement contradictoire avec un autre, est discutable. Si l’on part des données ethnographiques, ce qu’on peut retenir des rapports concrets entre la logique des différences, la logique des références et la logique de l’évènement, c’est que le principe de cohérence entre la dimension causale et la dimension naturelle des savoirs, a une expression faible. Il me semble qu’il s’agit bien d’une logique de cohérence faible, parce que la logique d’efficacité qui a, de toute évidence en la matière, une fonction d’épreuve, ne donne de consistance a priori à aucune alternative, ni à la logique des différences, ni à la logique des références, ni aux deux logiques combinées. Chacune des logiques alternatives ne négocie sa consistance que par des preuves a posteriori, celles qui attestent son efficacité. Les preuves a posteriori sont l’expression par excellence des procédures expérimentales dans la constitution du savoir.
D’abord, en général, l’expression faible de ce principe de cohérence s’explique, en Afrique traditionnelle, par la réalité que la magie et la croyance, elles-mêmes, sont soumises à cette logique d’efficacité. Abandonner un gris-gris ou un vodu au profit d’un autre est monnaie courante, par exemple, chez les Ewé du sud-est du Togo. Chez eux, dans la préfecture de Vo, le constat est clair et expressif qu’il y a plusieurs sanctuaires des divinités hebieso, agbui, dayiro, sogbo, da, etc., qui sont à l’abandon. Des dzoka (gris-gris), jugés décevant par leurs utilisateurs, subissent toujours le triste sort de la destruction. Plus significatif encore est le constat que des sanctuaires à l’abandon, car désertés par les prêtres, les personnes consacrées et les adeptes, pour cause d’inefficacité présumée des vodu qui en étaient les locataires, sont ou bien envahis par des champs de culture et des maisons, ou bien lotis et vendus. Chez les Bè, à Lomé, des terrains qui ont servi de sanctuaires de divinité sont lotis et vendus.
Ensuite, le constat est réel que, souvent, le recours à un diagnostic divinatoire et au soin rituel n’intervient que dans un cas où la maladie semble défier les vertus des médicaments d’hôpital et/ou des plantes.
Par ailleurs, spécifiquement, l’expression faible de ce principe de cohérence semble s’expliquer, à partir des constats ethnographiques, qu’en matière de prise en charge médicale de la maladie, la logique de l’efficacité est l’ultime justificatif, justificatif a posteriori des alternatives. C’est la logique de l’efficacité qui relativise les alternatives. Ce qui se comprend mieux lorsqu’on considère les itinéraires thérapeutiques lorsqu’il s’agit de longue maladie, selon une expression courante utilisée, par les journalistes présentateurs de la nécrologie. Le constat ethnographique fait au Togo est que souvent une longue maladie, ce qui sous-entend qu’elle a connu des échecs de traitement, est une épreuve pour la reconnaissance individuelle et collective des types de diagnostic (divinatoire, naturel), les types de thérapie (prescription médicale, usage de plante, cérémonie vodu, désenvoûtement, désensorcellement, prière de délivrance), les lieux de soin (hôpital, centre de soins traditionnels), les soignants (médecin moderne, herboriste, prêtres vodu, etc.). Ce qui est réel, chez les Ewé du sud-est par exemple, c’est qu’il arrive qu’une maladie, dont une divination fa révèle qu’elle vient d’un acte d’envoûtement ou de sorcellerie, d’infraction aux normes coutumières ou d’une demande d’érection de divinité ou de consécration d’une personne à la divinité (hebieso, agbui, da, etc.), persiste et s’aggrave malgré les cérémonies rituelles appropriées. Dans pareilles situations, ce qui arrive souvent c’est que la personne malade est sortie du couvent ou du lieu du soin ; le diagnostic et la thérapie sont essayés ailleurs et autrement (soit dans un autre couvent, soit chez un autre spécialiste de désenvoutement ou de désensorcellement, soit chez un tradit-médecin qui a la réputation d’être un grand connaisseur de plantes, soit à l’hôpital). Le schéma de ce parcours thérapeutique n’a pas de direction privilégiée. A Amégbopeme, un village de la préfecture de Vo, un malade, dont le mal a duré, après l’échec de soins médicaux et des prières de délivrance, est mis au couvent de la divinité hebieso ; il a été baptisé (ce qui se dit en éwé houndetame) sous un houn ɳkɔ (i.e. nom qui le lie au vodu) et ainsi obligé à renoncer à son aheme ɳkɔ (i.e. nom initial, nom de profane). Alors que la maladie continue sur la voie de l’aggravation, le malade a quitté le couvant, a renoncé à son hunka (un collier en coton, symbole de l’alliance avec la divinité), à son houn ɳkɔ et a rejoint le centre hospitalier universitaire de Lomé, après qu’un médecin a soupçonné et confirmé qu’il souffre d’une insuffisance rénale chronique.
Des cas de ce genre sont légion et sont plutôt illustratifs de l’hypothèse que, malgré le poids des croyances en Afrique, la logique de l’efficacité a toujours été l’élément de mesure des rapports circonstanciels entre la logique de différence et la logique de référence. Cela met, d’une manière ou d’une autre, dans les médecines traditionnelles, qu’elles soient naturelles ou magico-religieuses, la maladie dans un rapport assez souple et parfois émancipée de son justificatif causal ou social. Ce qui présume, en général, dans les médecines traditionnelles, une fonctionnalité relativement émancipée des procédures naturelles ou expérimentales, parce que stratégiquement motivées par la logique de l’efficacité. C’est pour des raisons stratégiques d’efficacité, la logique d’efficacité étant la mesure des alternatives, que le statut et la fonction des procédures expérimentales (naturelles), dans l’exercice de la médecine traditionnelle, restent irréductibles, malgré ses rapports et sa cohabitation avec l’infrastructure et les rituels magico-religieux.
Une telle position peut permettre à l’approche de l’anthropologie de la maladie de se renforcer d’une approche épistémologique, celle de se rendre compte que, dans l’histoire de la médecine, les médecines traditionnelles, malgré leur face magico-religieuse, n’incarnent pas, en fait, un axe de différences, mais plutôt un axe de variations des mêmes procédures médicales de soin.
A propos du statut et de la fonction irréductible des procédures expérimentales ou naturelles, dans l’élaboration des connaissances et les pratiques de soins, en médecine traditionnelle, j’ai interrogé, lors d’un entretien, le responsable d’une maison de soin à Lomé (dénommée Centre de recherche et de guérison par herbe et par esprit (CERGHE), au sujet du dicton bien connu dans les cultures vodu, selon lequel, c’est « l’herbe ou la plante qui fait la force d’un vodu ou d’un dzoka ». Devinant, sans doute, que c’est en raison de sa fonction de responsable d’un centre qui soigne par les plantes, les vodu et le pouvoir magique des dzoka, qu’une telle observation est adressée, sa réponse a été particulièrement expressive :
Je traite les patients par les plantes mais aussi par des procédures mystiques. Je suis un tradi-thérapeute, un hounnɔ [prêtre de divinité], un bokɔnɔ [prêtre lecteur du fa]. Parfois un malade est emmené ici et je me rends compte que son âme est prise en otage par la sorcellerie, par un sorcier qui peut être son parent. Ou bien il est envoûté par quelqu’un. Pour un cas pareil, il faut d’abord des pratiques rapides pour libérer l’âme ou neutraliser l’envoûtement [l’expression éwé qu’il utilise est atsrõ gbesa, i.e. neutraliser l’incantation]. Le recours au fa, aux vodu, au dzoka est nécessaire. Mais, même si le malade est victime d’acte de sorcellerie ou d’envoûtement, un vrai soignant doit chercher à le connaître, ensuite à savoir où il a mal [fi ka eye le vem, i.e. quelle partie lui fait mal, sous-entendu quelle partie du corps]. Si on ne sait pas où il a mal, on ne peut le soigner ! Sinon, au lieu d’aider les gens à rester en vie [ame wo akpɔ agbedzidɔ], on va les accompagner vers la mort. On ne peut éviter les plantes. L’incantation [gbesa] est aussi ama gbe [parole d’herbe] ; et sous un vodu, on doit mettre nécessairement des ama. Personne ne peut dire le contraire.
Ce propos est bien édifiant et éclairant, parce qu’il traduit, lorsqu’on tient compte des données ethnographiques dans les régions maritime et centrale du Togo, une idée largement partagée que les tradi-thérapeutes, eux-mêmes, ont des connaissances et des pratiques qui sont les leurs. Le constat a été fait que, malgré la variation (2) des profils de lieux de soin, des profils de soignant et des types de soin, les tradi-praticiens ont l’idée qu’une maladie, quelle que soit sa nature diagnostiquée (spirituelle ou non), est après tout une souffrance qui affecte nécessairement un individu particulier, un corps particulier, une partie du corps ; ce qui est une expression faible de l’idée que, dans les sociétés traditionnelles, la notion de corps individuel n’existe pas. Ils ont l’idée que tout type de maladie introduit nécessairement dans le corps d’un individu particulier, un dysfonctionnement physiologique et/ou psychologique (une ou des partie(s) du corps souffre(nt) ; ce qui se manifeste par des symptômes par lesquels on identifie une ou des maladie(s) particulière(s). Ils ont l’idée que, pour soigner une maladie particulière, on ne peut agir sur les causes par des rituels magico-religieux, sans chercher à réparer, d’une manière ou d’une autre, le dysfonctionnement physiologique et/ou psychologique, par lequel elle s’est manifestée. Ils ont l’idée que l’utilisation de différentes parties des plantes (racine, feuille, écorce, fleur, sève), transformées par infusion, décoction, est après tout nécessaire pour soulager le malade. Cela est d’autant plus réel que le constat ethnographique, dans les régions maritime et centrale du Togo, est fait que, lorsqu’un tradi-thérapeute, quel que soit son profil, parle de ses recherches personnelles, il fait allusion surtout à ses exploits, relatifs à la découverte des vertus thérapeutiques et/ou mystiques des plantes.
L’on peut noter, à partir de ce constat ethnographique, que dans les pratiques de médecine traditionnelle, le principe d’efficacité atteste le statut faible du principe de cohérence, rend compte de la transversalité et de l’irréductibilité des démarches naturelles ou procédures expérimentales. Une idée que cela permet est celle de considérer une analogie entre les fonctions épistémologiques des démarches naturelles des médecines traditionnelles et la méthode expérimentale, sans perdre de vue leur axe de variations. Une telle analogie des fonctions peut accorder une pertinence épistémologique à la reconstitution des procédures par lesquelles les médecines traditionnelles, dans leurs propres contextes, sont exercées et reconnues comme des pratiques savantes, différentes des pratiques empiriques, parce que soutenues par des savoirs distingués. Pour aller dans ce sens, ce qu’il faut considérer c’est la formation aux savoirs et aux pratiques, les procédures d’élaboration des connaissances sur la personne (le corps et la psychè) et les vertus des plantes.
Formes des procédures de savoirs et de pratiques dans les médecines traditionnelles
Robert Banché (1969), parlant de l’avènement de l’histoire et des caractères de la méthode expérimentale, en faisant référence à la physique moderne, avertit, avec raison, qu’« il ne faut pas croire, se laissant abuser par les mots, que la nouveauté de la méthode expérimentale consiste à s’en remettre simplement à l’expérience sensible » (R. Blanché, 1969, p. 7). Cet avertissement, relatif à la méthode expérimentale, est pour souligner que sa différence radicale, par rapport aux méthodes des sciences grecques et arabes, est la raison essentielle de son avènement tardif dans l’histoire. Ainsi que l’auteur l’a écrit :
On peut s’étonner que l’humanité ne soit parvenue que si tardivement et si difficilement à une façon d’étudier la nature qui nous paraît aujourd’hui s’imposer comme allant presque de soi ; que ni les Grecs ni les Arabes, s’ils ont quelquefois entrevu la méthode expérimentale, n’aient réussi à l’établir, et qu’à sa naissance elle se soit encore heurtée à tant de résistances avant de se faire admettre […]. Pour pouvoir aborder l’étude de la nature dans un esprit franchement scientifique, il fallait changer de mentalité, opérer une véritable conversion intellectuelle et morale. Non seulement renoncer, pour reprendre les termes dont les qualifie L. Rougier, à la mentalité « réaliste ou ontologique » qui est celle des aristotéliciens, mais aussi purger son esprit de ce qui y subsistait de mentalités plus archaïques encore, la mentalité « animiste et magique, la mentalité « symboliste ou mystique » : mentalités dont la survivance est tenace, et qui connaissent précisément un regain de faveur au moment de la Renaissance. R. Lenoble y a justement insisté, en montrant combien le « naturalisme » de cette époque était éloigné d’une saine appréhension des phénomènes naturelles, et que, s’il s’opposait à la science scolastique, il marquait plutôt un recul par rapport à elle, la nature telle qu’elle la concevait ressemblant plutôt à une « boîte de miracle ». (R. Blanché, 1969, p. 31-32).
On ne peut revenir sur cette singularité de la méthode expérimentale, en tant qu’elle procède, comme l’auteur l’a souligné, d’une transformation radicale de la façon de regarder et d’interroger la nature. Mais, on ne peut non plus dire, dans l’absolu, que l’absence de la méthode expérimentale (telle qu’elle a été inaugurée par et sur le modèle de la physique moderne), dans la Grèce antique ou chez les arabes, par exemple, avaient consisté, pour les savants dans ces contextes, « à s’en remettre simplement à l’expérience sensible ». Alors, si l’on doit reconnaître la singularité de la méthode expérimentale, celle des sciences modernes et contemporaines, cela pourrait ne pas être au prix de réduire les regards des savants non modernes sur la nature à l’expérience empirique. Sans éprouvette ni lunette, ces regards savants, rivés à l’observation clinique (dans la pratique de médecine en Egypte antique ou chez Hippocrate), ou bien articulés avec la théorie et le raisonnement, comme c’est le cas dans la physique d’Aristote, étaient bien loin de l’observation pittoresque, offerte par l’opinion ou l’empirisme. C’est dans la logique de cette manière de voir, qu’à propos des médecines traditionnelles, l’on marque ici une préférence pour l’expression « démarches expérimentales » ou démarches savantes. L’enjeu n’est pas de penser que les procédures des médecines traditionnelles sont identiques à la méthode expérimentale. Ce qui est plutôt considéré, sans perdre de vue leurs variations, c’est l’analogie entre leurs fonctions épistémologiques. L’idée est qu’il doit être épistémologiquement pertinent qu’on oriente les recherches, également, vers la reconstitution des procédures savantes par lesquelles les médecines traditionnelles, dans leurs propres contextes, ceux des limites de leur temps et de leur espace, sont exercées et reconnues comme des pratiques savantes, parce que soutenues par des savoirs distingués. En allant dans ce sens, il s’agit de penser que, la recherche sur ces médecines, doit montrer les formes particulières que prennent, dans ces savoirs et pratiques, les procédures de formation et d’élaboration des connaissances sur la personne, le corps et les vertus des plantes.
(a) Contrairement à une idée répandue, les connaissances en médecine traditionnelle, malgré leur faible degré d’élaboration, comparativement à celui des sciences et des technologies biomédicales modernes et contemporaines, ne sont pas du registre des connaissances et pratiques empiriques ; elles ne peuvent être rangées, si l’on tient compte de leur contexte d’élaboration, dans le registre des savoirs collectifs ou communautaires, à la portée de tous. L’argumentation, dans le sens de cette hypothèse peut être fondée, en un sens, sur l’importance capitale, dans les sociétés africaines traditionnelles, des mécanismes institutionnels de formation de médecins.
Mieux, il s’agit de se demander s’il n’y a pas un enjeu épistémologique, pour l’étude des médecines traditionnelles, à interroger et à éprouver, ethnographiquement, le rapport effectif entre « dimension sociale de la maladie » et « dimension expérimentale de la maladie ».
Dans les régions maritime et centrale du Togo, ce qui a été noté, d’abord, dans les propos de la plupart des tradi-thérapeutes interrogés, c’est que dans le passé lointain, les institutions de formation en médecine traditionnelle étaient uniquement les maîtres réputés en pratiques de soin et des lieux de soin, notamment des concessions familiales des maîtres, des espaces de soin en dehors du village, des couvents de divinité, des espaces sacrés aménagés dans la forêt. Depuis la période coloniale, où les villes avaient commencé à prendre de l’importance, les demandes en soin payant des citadins avaient contribué à la transformation progressive des lieux de soin traditionnel en centres de soin, relativement plus formels, à l’image des infirmeries ou des dispensaires. Les plus importants de ces centres, analogues aux structures de soin moderne, sont installés majoritairement dans les périphéries de Lomé, la capitale togolaise, mais aussi dans les villes et les villages des six régions. Dans ces centres modernes de thérapie traditionnelle, on diagnostique et on soigne, mais on produit surtout des médicaments à base de plante, à des fins commerciales. Dans les villes, les périphéries des villes, les villages et les marchés, des coins de vente de plantes médicinales, tenus par des femmes en majorité, se sont ajoutés aux institutions de formation en médecine traditionnelle. Se déroulant dans de telles institutions, la formation à la médecine, loin d’être accordée à tous ou au premier venu, consiste nécessairement, pour un maître, à réserver l’apprentissage des savoirs et des pratiques à des personnes sélectionnées.
Ce qui a été noté, ensuite et dans cette logique, dans les régions maritime et centrale du Togo, peut se résumer au constat, selon lequel la formation d’un praticien de médecine traditionnelle, souvent une formation continue de longue durée (finalement la durée d’une vie, selon les informations reçues), sous la forme d’une transmission de connaissances et de pratiques, d’un maître à un élève choisi. Si elle se déroule dans le cadre institutionnel familial, la formation consiste en ce qu’un parent (grand-père, grand-mère rarement, père, oncle) associe un enfant de la famille (fils, neveu, cousin, frère, enfant du clan), choisi en raison de ses preuves de talents appropriés au métier (serviable, respectueux des us et coutumes, preuve de bonne moralité). Pour dire que le candidat à la formation en médecine traditionnelle doit donner des preuves de bonne moralité, des tradi-thérapeutes disent qu’on ne peut confier à n’importe qui la connaissance des plantes qui peuvent sauver la vie ou donner la mort, selon les usages qu’on en fait. La formation se déroule parfois dans un cadre non familial ; dans ce cas, le maître formateur choisit comme élève un fils d’ami, un ami, un malade guéri, un adepte élu par une divinité, un autre tradi-praticien qui sollicite une formation continue. Il est important de retenir, qu’en la matière, un tradi-thérapeute déjà en exercice, se donne une formation continue qui consiste à recevoir, de collègues du Togo ou de pays voisin (Bénin et Ghana), de nouvelles initiations mystiques, à apprendre d’eux des secrets de plantes, à apprendre par expérience à avoir une meilleure connaissance des maladies et à découvrir des vertus de plantes.
Ce qui a été noté, enfin, est qu’en raison des profils des lieux de soin, l’exercice de la médecine demande aux tradi-praticiens des itinéraires de formation naturelle et/ou initiatique. Dans la région maritime, tout comme dans la région centrale, certains tradi-thérapeutes ont reçu une formation de guérison par les plantes, d’autres ont reçu une formation mixte (mystico-initiatique et de guérison par les vertus des plantes). Dans la région maritime, notamment dans la préfecture de Vo, la formation mystique, dans la plupart des cas, peut être l’initiation à des dzoka (antidote de l’envoutement ou de l’ensorcellement), l’intronisation de prêtre de vodu guérisseur (ces genres de vodu n’ont pas de place dans le panthéon classique des peuples gbe, au sud du Bénin, du Togo et du Ghana ; c’est pourquoi, n’étant pas si différents des dzoka ou bo, on les appelle bo-vodu). La formation mystique d’un tradi-thérapeute peut comprendre aussi l’initiation au fa. Une formation initiatique en quatre gradations (E. E. F. Ahiako, 1991, p. 4) : le premier degré, appelé faalɔɖeka « fa d’une seule main », est ouvert aux hommes, aux enfants et aux femmes ; le deuxième degré, le passage au zume (sanctuaire consacré dans la forêt) n’est ouvert qu’aux hommes et à quelques femmes exceptionnelles ; le troisième degré initiatique « dure 16 à 20 jours » et sert à apprendre au « nouvel initié » « l’art d’initiation et l’interprétation des 16 signes mères (duno) et les signes complémentaires ou secondaires (viklin), ainsi que leur message » ; « une dernière initiation est uniquement réservée aux personnes âgées désirant accéder au grade de grand devin (adzogbana ou bokɔnɔ) ». Dans la région centrale, notamment à Sokodé et à Pagala, la formation mystique consiste à initier aux vertus thérapeutiques de versets coraniques et/ou aux gris-gris. Ce qu’on peut retenir c’est que la formation en médecine traditionnelle, en se déroulant dans un cadre institutionnel, initiatique ou non, est, tout comme en médecine moderne, un enseignement de connaissances et de pratiques élaborées et réservées.
(b) Dans la variation de ces itinéraires de formation, ce qui semble constant c’est l’irréductibilité de la fonction des connaissances naturelles et des procédures naturelles dans l’exercice de la médecine traditionnelle. Un premier aspect de cette réalité, dans les sociétés traditionnelles d’Afrique par exemple, est le statut et la fonction transversale et irréductible, dans la médecine naturelle et la médecine magico-religieuse, des procédures naturelles d’élaboration et de renouvellement des connaissances sur les plantes et les maladies. En Ewé, pour reconnaître et admirer la notoriété d’un tradi-médecin, quel que soit son profil, on dit e nya ama gbe (en français, il connaît la plante ou l’herbe). Il peut être intéressant, d’un point de vue épistémologique, de considérer alors la formation initiatique pour rendre compte de la place transversale et irréductible des procédures naturelles de connaissances dans les diverses pratiques traditionnelles de médecines en Afrique. L’exercice de l’art de soin mystique suppose une formation initiatique. C’est réel, mais les données ethnographiques montrent que l’initiation mystique, en la matière, ne se passe jamais de l’enseignement des secrets des plantes. Selon des personnes ressources, dans le Vo, se déroulant en des lieux (sanctuaires, forêts, endroits non fréquentés) et des moments (midi, minuit), symboles du secret, l’initiation, ne consiste pas seulement, pour le(s) maître (s), à apprendre à un novice ou à des novices des rituels, des formules d’invocation, des paroles incantatoires, l’éthique et la déontologie. Elle est aussi et surtout un enseignement à partir des expériences ou des tests et des démonstrations ou des épreuves ; ce qui se dit en Ewé kpadzidze, qu’on peut traduire littéralement par mesurer la clôture. L’enseignement porte sur les diverses vertus (mystiques et thérapeutiques) de plantes ciblées, l’assemblage de parties (racines, feuilles, écorces) de plantes, d’organes d’animaux, de minéraux, pour fabriquer un médicament (décoction, poudre, infusion) ; les procédures de fabrication ; les usages et la posologie. Elle consiste, pour le(s) maître(s), à éprouver les indications et les contre-indications des produits, séance tenante si possible, sur les animaux, les plantes, l’homme.
Si ce qui vient d’être établi, mérite d’être souligné, c’est pour exposer, par des données ethnographiques, comment, dans les sociétés traditionnelles africaines, aussi bien les mythes et les légendes sur le savoir que l’organisation de l’apprentissage et l’élaboration du savoir mettent l’observation et l’exploration de la flore, de la faune, des minéraux, des animaux et des hommes, à la dignité de procédures de connaissance.
Chez les Ewé du sud-est du Togo, tout comme chez tous les peuples (3) qui ont en partage, dans le Golfe du Bénin, la base linguistique gbe, le mythe principal par lequel est exprimé la formation en médecine et l’élaboration du savoir médical est celui qui parle de la place d’Aguè dans le panthéon vodu, et des missions de cette divinité à l’endroit des humains. Aguè, contrairement à ce qu’on pense des autres divinités, a la forme physique d’un homme. Sa forme physique est celle d’un nain à une seule jambe, dont la chevelure longue, entrelacée et touffue, cache entièrement le visage. Ses demeures sont les termitières, dit le mythe. Son pied est physiquement tel que les empreintes qu’il laisse au sol sont dans le sens contraire de la direction qu’il prend. En brousse, dit justement le mythe, les empreintes de pied d’Aguè égarent les personnes qui y cherchent des repères. Ce qui, dans ces peuples, fait de la figure de cette divinité la symbolique de la connaissance : connaître revient à s’égarer d’abord, i.e. à perdre les évidences premières, le savoir commun, l’opinion. La divinité Aguè est surnommée Gbetɔ, ce qui veut dans les langues gbe, père ou propriétaire et/ou maître de la voix musicale mais aussi père ou propriétaire et/ou maître de la brousse. La formation mystique d’un maître de la musique traditionnelle (hashinɔ) se fait en référence à Aguè-Gbetɔ. C’est également cette divinité qui, dit le mythe, enseigne, aux chasseurs et autres locataires de la brousse, la connaissance de la faune, de la flore et leur apprend la médecine. Le mythe d’Aguè, dans les peuples qui ont en partage le panthéon vodu dans le Golfe du Bénin, fait en réalité de la connaissance botanique et de la chimie des plantes un aspect fondamental de l’exercice de la médecine. C’est pour cela que bien de légendes font de la brousse et de ses locataires les premiers témoins des expériences que la nature fait.
Chez les Ewé, une légende dit que bien de fruits et de produits vivriers, consommés par l’homme sont ceux que les chasseurs ont vu les singes manger. Une autre légende dit que les premières expériences humaines, en consommation de plantes médicinales, sont celles que des chasseurs et autres locataires de la brousse ont apprises d’animaux malades. Une autre légende encore dit que certains chasseurs ou individus, égarés par les empreintes de pied d’Aguè-Gbetɔ sont restés perdus dans la brousse. Ils en sont revenus, après plusieurs années de séjour dans la brousse, avec beaucoup de cheveux, de connaissances et l’art d’exercer la médecine.
La réponse récurrente, libérée sans trop d’hésitation par les mêmes interlocuteurs, se résume à l’idée que l’on connaît l’anatomie et la physiologie du corps humain, par une démarche comparative (analogie), en manipulant le corps animal.
Que retenir du mythe d’Aguè et de ces légendes ? Certainement une perspective de clarification épistémologique des procédures d’élaboration et de renouvellement de la connaissance des plantes. Il est vrai que, des données ethnographiques, recueillies dans les régions maritime et centrale du Togo, l’on a noté qu’à la question « comment procédez-vous pour découvrir de nouvelles plantes ou de nouvelles connaissances sur des plantes ? », une réponse récurrente servie, presque, à l’unanimité par les tradi-thérapeutes, s’est présentée sous des expressions à peine variées que sont : « Une situation d’un patient hante. En dormant, on peut voir » ; « Des fois, je trouve la vertu des plantes en rêve. » ; « Par les rêves. Des fois, tu rêves et tu trouves les médicaments par exemple pour les maux de pieds, c’est en rêve que j’ai vu les plantes à utiliser même chose pour le iywou blanc et noir. » ; « Des fois on m’amène un malade et en rêve j’ai des visions de ce qu’il faut employer comme plantes. » ; « Enfin, c’est en rêve. Je me couche et je rêve qu’il faut mélanger telle plante et telle autre pour donner tel remède et guérir cette maladie. » ; « Pour les nouvelles plantes, c’est toujours par vision. ». Mais, à partir des autres réponses que ces mêmes tradi-thérapeutes offrent, à propos de la même question, on peut comprendre qu’au-delà de leur contenu symbolique, le mythe d’Aguè, les légendes et les rêves, en la matière, mettent en exergue essentiellement des procédures expérimentales d’élaboration et de renouvellement de la connaissance des plantes. Des données ethnographiques montrent que ces procédures sont notamment l’observation (des plantes, de leur chimie naturelle et de leurs usages) et la manipulation des plantes. Il a été noté, à partir de ces données recueillies, que l’innovation d’un médicament à base de plante, vient d’une procédure qui combine l’expérience de la connaissance des vertus des différentes parties de la plante, l’observation des usages divers des plantes (recette de cuisine, expérience de pâturage, intoxication), la variation des conditions de préparation des plantes (à froid, à l’eau chaude, incinération), les tests sur les différentes parties de la plante (racine, écorce, feuille, jeune feuille, fleur, fruit), et la connaissance de la physiologie du corps. Il s’agit, dans l’exercice de la médecine traditionnelle, d’innover les remèdes à base de plantes, en procédant, en un mot, par observation et test, tout en ayant à l’esprit la connaissance du corps et de la psychologie.
(b) Lorsqu’on a éprouvé, au cours de la collecte des données ethnographiques, des tradi-médecins, dans la région maritime togolaise, en les interrogeant à propos de l’anatomie du corps humain, le constat a été que leur connaissance concerne principalement les seuls organes visibles dans un corps animal disséqué. Mais, lorsqu’on les a interrogés, afin d’éprouver leur connaissance en physiologie, ce qui est une interpellation de connaissances plus approfondies de l’anatomie et des fonctions des organes, les réponses ont été aussi bien approximatives que rares. On sait que cette difficulté est celle de toutes les médecines traditionnelles. Par exemple, ainsi que l’a noté R. Dachez (2012, p. 113), l’anatomie,
chez Hippocrate, demeure pauvre et dans l’ensemble assez négligée. On trouve certes dans quelques traités, comme Des fractures, Des articulations, ou de la nature des os, ou le Mochlique (du grec muchlos, « levier ») une bonne partie de l’ostéologie des membres du crâne. Il existait du reste une solide tradition orthopédique dans la famille d’Hippocrate et l’observation des squelettes n’a jamais représenté une grande difficulté. En revanche, l’anatomie interne, qui suppose des dissections soigneuses et bien conduites, est gravement déficiente et ne paraît pas marquer un progrès.
A l’image de la pauvreté du corpus hippocratique, les réponses recueillies, au cours d’entretiens libres avec quelques tradi-médecins expérimentés, bien qu’approximatives, comparativement aux connaissances physiologiques contemporaines, paraissent significatives : « edzi la nye agbe, ne tɔte la, agbe la tɔte [le cœur est la vie, s’il s’arrête, la vie s’arrête] ; ʋukawó nye nuveve, ne wó tso ɖewó la afɔku nava [les tuyaux/cordes de sang sont importants, quand on coupe certains, cela met en danger] ; akplolui la dɔkavi dzekpa wò nye [la hernie est l’intestin sorti de son enclos] ; ne adzidɔ menyo-o la, aɖefu kafi wó anye adzinɔ [si l’intérieur de l’utérus n’est pas bon, c’est difficile d’être mère d’enfant] ; ne afɔna menyo-o la, wó ma dofu-o [si le sperme n’est pas bon, on ne peut féconder] ; aɖiɖɔvividɔ la sucle sɔgbɔ nɔ lame wo nye [le diabète provient de l’excès de sucre dans l’organisme], ne ahɔhɔ gble la alo ne tsaka la, ame menɔa ɖokuime-o [si le cerveau se gâte, l’homme n’est plus en possession de ses sens], etc.».
En écoutant ces réponses, la question vers laquelle les entretiens ont été orientés, concerne les conditions dans lesquelles ces connaissances approximatives de l’anatomie et de la physiologie du corps humain peuvent être acquises concrètement par des tradi-médecins. La réponse récurrente, libérée sans trop d’hésitation par les mêmes interlocuteurs, se résume à l’idée que l’on connaît l’anatomie et la physiologie du corps humain, par une démarche comparative (analogie), en manipulant le corps animal. « Quand un chasseur, répondait un tradi-médecin, dissèque son gibier, ne peut-il pas avoir une idée des organes du corps humain ? Quand, pour abattre le gibier, il vise la racine du coup ou la tête, il sait quel organe vital il veut atteindre, n’est-ce pas ? Quand on dissèque l’animal à des fins de consommation ou de cérémonie, on peut avoir une idée des organes de l’homme, n’est-ce pas ? Quand on est attentif à tout ça, on peut connaître les organes du corps humain [ame ɳti nuwo] et leurs fonctions ».
En demandant, au cours des entretiens, s’il n’arrive jamais à un tradi-médecin, lui-même, de manipuler directement le corps humain ou des organes humains, seul un interlocuteur a servi une réponse, à la limite vague et expéditive, qui traduit en réalité un refus de répondre : « wó bena wóma gawɔ numawo ke-o, menyo mia ga ƒunu tsowo ɳti-o [comme on a dit que ces choses sont des pratiques interdites, il n’est plus bon d’en parler] ». Ce justificatif du refus de répondre est la peur de parler de la pratique illicite qu’est la manipulation du corps humain. Situation semblable à celle du contexte européen, où depuis le 15e siècle, selon Raphael Mandressi (2003, p. 198 et ss) la vivisection du corps humain, était une pratique illicite et de transgression ; au point que celui qui en était coupable était considéré comme « un médecin de contrebande, ou un marchand d’onguents en contravention ». L’interlocuteur évite d’en parler, certainement, parce que, lorsque dans les sociétés africaines, on découvre un corps humain disséqué ou éventré, dont des organes sont souvent prélevés, le regard collectif, accusateur, est toujours tourné vers une catégorie de tradi-médecins, des prêtres de vodu baɖa (divinité du mal), des praticiens de dzoka baɖa ou ebo baɖa(gris-gris pour nuire). C’est eux que la conscience collective soupçonne de commettre des meurtres rituels, de détenir des squelettes humains complets, des organes humains et d’en faire des usages rituels, de profaner des tombes et de piller leur contenu. Ces genres de fréquentation et manipulation du corps humain, bien illicites, doivent consolider nécessairement, en la matière, des connaissances anatomiques et physiologiques, approximatives au moins, acquises à partir de la dissection des animaux, plus courante.
(c) Un corps souffrant est après tout une personne malade à soigner. Ce présupposé est une catégorie, non seulement des savoirs et savoir-faire thérapeutiques, mais aussi de l’éthique et de la déontologie du métier de tradi-médecin. Ce présupposé justifie largement l’hypothèse que la connaissance de la psychologie de la personne paraît une catégorie des procédures en médecine traditionnelle. Il est vrai que sur l’ensemble des questionnaires renseignés, dans le cadre de cette recherche, il n’y a qu’un seul dans lequel on a la réponse selon laquelle l’exercice de la médecine traditionnelle nécessite « la connaissance de l’homme (de son corps, de sa psychologie) ». Cette réponse, exprimée dans ces termes en Français, est celle d’un tradi-médecin qui a reçu une formation universitaire. Il apparaît, alors, que la place qu’occupe la connaissance de la psychologie de la personne, dans l’exercice de la médecine traditionnelle, n’est pas relatée par les données collectées, parce que, dans le questionnaire qui a servi de base à la recherche, la demande formulée à ce propos n’a pas été explicite : « Quel est le contenu de la formation ou des formations : (enseignement sur les symptômes des maladies, sur des organes du corps de l’homme, sur les plantes et leurs vertus thérapeutiques, savoir par initiation mystique)? ». Les entretiens libres avec quelques tradi-médecins et personnes-ressources (hounnɔ et bokɔnɔ), à Lomé et dans la préfecture de Vo, m’ont permis de noter deux expressions de la place accordée à la psychologie dans les procédures en médecine traditionnelle. La première est que, par exemple, la prise en charge d’une maladie mentale (ce qui se dit en Ewé par les mots tadzidɔ ; hadzedze ; adabadzedze) demande une connaissance de la personne concernée. Selon les interrogés, il s’agit d’une connaissance de la personne en ce qui concerne son gbɔgbɔ (mot qu’on peut traduire par âme et/ou tempérament, son ade (caractère), ses nuwɔnawo (comportements, actes), ses agbenɔnɔwo (modes de vie comportementale). La deuxième réalité est que, dans le système de divination fa, les hounnɔ et les bokɔnɔ pensent que le kpɔli-tete, le signe géomantique reconnu à un individu est pleinement indicatif de son dzɔdzɔme, terme éwé qui englobe, dans son extension, l’identité (génotype, phénotype), la personnalité (caractère, tempérament), la vie menée et le type de mort. Bien évidemment, un bokonɔ fait toute divination, y compris le diagnostic divinatoire, par des déductions mathématiques de formules (du) posées. Mais l’interprétation des formules posées est éminemment orientée par la connaissance du kpɔli, indicateur de la personnalité (dzɔdzɔme) concernée.
Conclusion
En reprochant à l’anthropologie médicale et à l’ethnomédecine leur penchant pour les schémas diffusionnistes et les typologies tranchées, M. Augé (1986 ; 2004) a pensé que l’anthropologie de la maladie doit incarner un programme contraire, un programme de recherche devant contribuer à clarifier le débat sur la rationalité des « croyances primitives », ou plutôt la rationalité de la « pensée sauvage ». Un débat dont on sait qu’il est souvent, dans les littératures qui ont promis son renouvellement ou sa discussion, sous le pouvoir ‘malicieux’ du great divide et du culte de la différence qui en est l’expression explicite ou implicite. En constatant que, dans les sociétés où fonctionnent les médecines traditionnelles, la maladie est perçue, tout à la fois, comme un désordre social ou méta-social et un désordre dans le corps souffrant, l’anthropologie de la maladie est une avancée, en la matière. Mais il reste que, comme M. Augé (1994) a bien fait de le souligner, « c’est uniquement dans la mesure où la maladie est, sous certains aspects, également sociale dans divers types de sociétés que l’on peut en parler comme d’un phénomène anthropologique significatif ». Cette observation, nous semble-t-il, n’est pas à sous-estimer lorsqu’on étudie les médecines traditionnelles. Car une lecture qu’on peut en faire, est celle qui retient qu’elle peut signifier qu’en étant, en priorité dans les schèmes épistémiques de l’anthropologie sociale, l’anthropologie peut prendre les médecines traditionnelles comme un axe de différences (N. Sindzingre, 1983).
On ne peut éviter cette sorte de great divide, implicite au moins, au profit de l’idée que les médecines traditionnelles constituent, non pas un axe de différences mais un axe de variations, sans interroger, d’un regard épistémologique, éprouvé par les données ethnographiques, le rapport entre le justificatif social ou méta-social de la maladie et les procédures de soin du corps biologique souffrant. Sans doute, en interrogeant ce rapport, entendu comme celui d’une triple logique, notamment une logique des différences, une logique des références et une logique de l’évènement (logique chronologique), M. Augé a raison de retenir qu’en général, dans l’exercice de la médecine traditionnelle, il y a une certaine relativisation du statut de l’étiologie causale. Dans la mesure où l’étiologie causale, elle-même, fonctionne, concrètement dans la prise en charge médicale de la maladie, comme un principe de cohérence.
En reprochant à l’anthropologie médicale et à l’ethnomédecine leur penchant pour les schémas diffusionnistes et les typologies tranchées, M. Augé a pensé que l’anthropologie de la maladie doit incarner un programme contraire, un programme de recherche devant contribuer à clarifier le débat sur la rationalité des « croyances primitives », ou plutôt la rationalité de la « pensée sauvage ».
Ce que montrent, en particulier, des données ethnographiques sur les pratiques de médecine traditionnelle, dans les régions maritime et centrale du Togo, c’est que ce principe de cohérence a une expressionfaible. Car la position que les faits autorisent est dans l’idée selon laquelle la logique d’efficacité, ayant une fonction d’épreuve pour les modes de soin et leur reconnaissance, elle ne donne, apparemment, de consistance a priori à aucune alternative. Une alternative de soin ne négocie sa consistance et sa reconnaissance que par des preuves de son efficacité, des preuves a posteriori, donc. Et c’est parce qu’en réalité la représentation de la maladie et de l’art de soigner, dans les sociétés traditionnelles, tout comme ailleurs, accorde, dans les pratiques médicales, une place réelle aux preuves a posteriori, que paraissent irréductibles les procédures naturelles ou expérimentales de soin du corps biologique. Malgré son niveau d’élaboration, non comparable à celui des sciences médicales contemporaines (on sait qu’une vérité ou une pratique savante a toujours une consistance contextuelle), on ne peut, dans l’absolu, tenir ce savoir médical, fait de la connaissance du corps biologique et des plantes, comme n’étant que de l’ordre de l’empirisme ou du savoir collectif. Parce que, d’une part, ce que les données confirment, c’est qu’il y a, dans les sociétés traditionnelles africaines, tout comme ailleurs, des appareils et mécanismes institutionnels de formation, en matière d’élaboration du savoir médical et d’exercice de la médecine : maîtres, maisons de soin, sociétés initiatiques, réseaux de praticiens de soin, etc. D’autre part, les contenus de connaissance et les pratiques que transmet une telle formation, tels les documents oraux que sont les mythes, les légendes et les vestiges de pratiques en donnent la représentation, donne au tradi-médecin, qu’il soit devin ou prêtre, herboriste, la figure de savant. Celle d’une personne qui ne peut pratiquer l’art de soigner la maladie, sans sa science de la flore, des vertus médicinales des plantes, de corps animal et humain, de la personnalité de l’individu.
Cette représentation de l’exercice de la médecine traditionnelle, comme un art savant, doit pouvoir donner lieu à une épistémologie des médecines traditionnelles. Un programme de recherche sur la « pensée sauvage », opposé au great divide (sous ses formes explicites et implicites) ne peut honorer sa vocation sans se donner un axe central, celui d’une épistémologie du statut et des formes des procédures de connaissances savantes, reconnues dans leurs propres contextes d’élaboration. Dans les sociétés traditionnelles, celle d’Afrique par exemple, les connaissances que des élites savantes ont de la flore, des vertus des plantes, du corps animal et humain et de la personnalité de l’individu, peuvent être l’objet privilégié de cet axe de recherche.
NOTES
1. Il s’agit de l’association secrète des thérapeutes nɔɔkarbala (« ceux qui se transforment en buffles »), spécialisée dans les accidents et traumatismes (brûlures, morsures de serpents, blessures). (N. Sindzingre, 1983, p. 13).
2. A partir des recherches ethnographiques sur la médecine traditionnelle dans les régions maritimes et centrale du Togo, nous avons noté, concernant les lieux de soin (et donc les soignants et les types de soin), trois profils différents : lieux de thérapie naturelle par les plantes ; lieux de thérapie rituelle ; lieux de thérapie mixte (sont associés soin rituel et soin par les plantes).
3. Aja, Fon, Ewe, Aɳlɔ Xla, Gun, Guin, Mina, etc.
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