Philosophie quantique : Le monde est-il extérieur ?
6 June 2023
Michel Bitbol, 2016 ; crédite d’image : College de Physique et de Philosophie Cphi2
Extrait du livre Philosophie quantique : Le monde est-il extérieur ? de Michel Bitbol, Paris : Éditions Mimésis, 2023, p. 687.
Une « révolution quantique en philosophie »
M'affranchissant des règles d'une bonne introduction, je commencerai par une provocation et une conclusion.
La provocation consiste à soutenir que la mécanique quantique n'est pas seulement une théorie physique exceptionnellement féconde et efficace; elle est une théorie claire, facilement compréhen-sible, dénuée de « paradoxes », et sans la moindre opacité concep-tuelle. Si, aujourd'hui encore, de nombreux chercheurs la trouvent mal assurée de ses bases, énigmatique ou déroutante, peu intuitive voire inintelligible, c'est seulement parce qu'ils la lisent à travers les lunettes déformantes de nos préjugés sur ce que devrait être une théorie physique.
La conclusion, quant à elle, peut s'esquisser en quelques phrases. La mécanique quantique n'est justement pas ce qu'elle devrait être. Elle ne décrit pas le monde. Elle prescrit la meilleure manière de devancer les surprises qui nous attendent quand nous nous engageons dans notre habitat. La mécanique quantique ne révèle pas les secrets d'une réalité indépendante de nous. Elle aide à s'orienter dans un milieu qui dépend de nous, tout autant que nous dépendons de lui : celui des phénomènes que font paraître nos coups de sonde expérimentaux, et plus largement nos activités d'exploration.
Mais, que la mécanique quantique n'enseigne rien sur un monde supposé extérieur, ne traduit pas son insuffisance ou son « incomplétude » ; c'est au contraire le signe de sa vocation à l'exhaustivité. Le physicien quantique embrasse un domaine d'étude si vaste qu'il ne peut pas tout à fait s'en soustraire lui-même. Ne pouvant pas se soustraire de ce qu'il veut connaître, il n'est pas en mesure de le traiter comme un objet intégralement séparé de lui. N'étant pas en mesure de traiter ce qu'il veut connaître comme un objet, il ne saurait ni le décrire ni le démonter à la manière d'un mécanisme.
Par la mécanique quantique, le physicien voulait apprendre ce qu'est le monde. Mais ce qu'il a découvert à travers cette théorie, c'est qu'il est pris dans ce qu'il croyait prendre.
À vrai dire, la provocation et la conclusion sont intimement liées.
Admettons d'abord, comme le veut la conclusion, que la mécanique quantique ne décrit pas le monde. S'il en va ainsi, nulle caractéristique mathématique de cette théorie n'est à attribuer directement au monde. Pas un seul de ses traits surprenants (voire « paradoxaux ») que sont la combinaison de formes ondulatoires et de formes corpusculaires, la non-séparabilité des « états (des particules) », la superposition de plusieurs « états » en un seul, la « réduction de l'état », et ainsi de suite, n'appartient en propre aux objets qui sont censés composer le monde. Aucun objet n'est donc une chimère mi-onde mi-corpuscule ; aucun couple d'objets distants n'est lié par une mystérieuse influence « non-locale » ; aucun objet n'a le « paradoxal » don d'ubiquité de se trouver à la fois ici et là ; aucune propriété d'objet ne se modifie discontinûment à l'instant où quelqu'un l'observe. Aucune de ces étrangetés des entités microscopiques, devenues familières à force de hanter les conversations scientifiques et d'être proclamées au grand public, n'est à redouter ou à saluer.
Admettons de surcroît, comme le dit également la conclusion, que la mécanique quantique se contente d'anticiper les événements qui surviennent en réaction à notre action dans le monde. Tout s'éclaire à partir de là. Car les traits mathématiques de la théorie quantique sont une expression facilement reconnaissable de l'intention de prédire le mieux possible les résultats d'observation, lorsqu'on ne peut pas en éliminer l'acte d'observer.
Alors, la thèse provocante s'ensuit. La mécanique quantique s'avère une théorie simple, limpide et bien fondée. Elle l'est manifestement, à condition de la lire comme un système de règles formelles assurant la cohérence d'un calcul des probabilités portant sur des phénomènes suscités par nos interventions technologiques.
Théorie quantique et art du vingtième siècle
Risquons une comparaison.
L'invraisemblance des formes et des rapports d'objets dans un tableau surréaliste ne prétend pas refléter l'étrangeté de l'environnement dépeint. Elle signale que la fonction du tableau n'est justement pas de dépeindre une scène de l'environnement de son auteur. On « comprend » le tableau surréaliste lorsqu'on se rend compte que sa fonction est tout autre que de représenter les lignes et les couleurs du monde perçu. On « comprend » le tableau surréaliste lorsqu'on s'aperçoit que sa fonction ne consiste en aucune manière à refléter un monde objectivé.
Il serait faux d'en conclure que le tableau surréaliste a perdu tout contact avec la réalité. Il évolue simplement dans une autre sorte de réalité, plus inclusive que l'extériorité visible. Comme l'écrit André Breton, « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité ». La « surréalité » n'est pas une négation de la réalité ; elle est une réalité agrandie qui marie l'extériorité visible aux projections d'une intériorité tantôt consciente tantôt inconsciente.
Il serait tout aussi faux de supposer que le surréalisme se réduit à un jeu arbitraire d'esthète, privé d'impact sur l'existence concrète. « 'Transformer le monde' a dit Marx ; 'Changer la vie a dit Rim baud ; ces deux mots d'ordre, pour nous, n'en font qu'un? ». Expression d'une synthèse des sphères intérieure et extérieure, devenue le moyen de leur transformation conjointe là ou la frontière des deux sphères se fait incertaine : telle est l'œuvre surréaliste, qu'elle soit tableau, poésie, ou roman.
Ce n'est là qu'une analogie, qui ne doit pas être poussée trop loin ; mais elle peut produire un effet libérateur. La mécanique quantique n'est certainement pas une œuvre d'art surréaliste, même si elle peut sembler telle à des yeux non avertis. Mais, comme le tableau surréaliste, son formalisme a quelque chose de déroutant et d'obscur s'il est tenu pour l'image (complète ou incomplète) d'une réalité extérieure. Comme l'œuvre surréaliste, le formalisme quantique navigue à l'interface entre le connaissant et le connu. Comme l'œuvre surréaliste, le formalisme quantique a pour mission d'anticiper et de transformer un milieu mixte nouant ce qui est exploré aux moyens de l'exploration.
Une révolution philosophique ?
Non sans réticences, l'idée qu'une nouvelle conception de la nature de la théorie quantique suffit à volatiliser ses apparents « paradoxes », fait son chemin de nos jours. « À première vue, écrit Franck Laloë, on a l'impression que ce point de vue (purement probabiliste) résout instantanément toutes les difficultés introduites en mécanique quantique par la réduction du vecteur d'état ». La perspective de dissoudre les « difficultés » de la mécanique quantique en adoptant son interprétation prédictive est ici clairement esquissée. À ceci près que la locution « à première vue », par laquelle commence la phrase suggère que cela pourrait n'être qu'un leurre. Une liste d'obstacles est alors dressée, qui semble s'opposer à ce qu'on adopte la conception prédictive et probabiliste de la mécanique quantique en dépit son pouvoir clarificateur. « Une première difficulté de ce point de vue, poursuit Franck Laloë, est que la fonction d'onde (ou le vecteur d'état) possède un caractère relatif : si deux observateurs disposent d'une information différente sur le même système physique, devraient-ils le décrire avec des fonctions d'onde différentes ? ». Lorsqu'on examine soigneusement cet obstacle et d'autres du même genre, on s'aperçoit cependant qu'ils n'imposent pas d'abandonner la conception prédictive. La « difficulté » d'attribuer un caractère relatif au vecteur d'état (ou à la fonction d'onde) n'en est plus une, dès lors qu'est abandonnée l'idée que le vecteur d'état (ou la fonction d'onde) « décrit » un système physique, et même qu'il nous informe d'une manière ou d'une autre à propos d'un système physique. Mais pour se résoudre à accepter cela, un long chemin reste à parcourir. La profondeur de la mutation mentale à laquelle nous oblige cette lecture de la mécanique quantique ne doit pas être sous-estimée.
La mutation est profonde parce qu'elle exige de déplacer le débat. du terrain scientifique au terrain philosophique. On devrait d'ailleurs plutôt dire qu'elle exige de rapatrier ce débat dans l'ambiance de la philosophie. Car la plupart des fondateurs de la mécanique quantique, en particulier Niels Bohr, Werner Heisenberg et Erwin Schrödinger, avaient d'emblée compris que leur théorie ne devient intelligible qu'au prix d'une refonte des soubassements philosophiques de la connaissance scientifique. C'est seulement parce que de nombreux chercheurs se sont entretemps révoltés contre cette mise en tutelle du sens de la physique par une discipline non-scientifique, qu'il faut à présent en ressaisir la nécessité. C'est seulement parce qu'une issue relevant plus de la philosophie que de la science physique passe presque inaperçue dans le cadre d'une recherche scientifique gouvernée par des projets d'application, qu'on doit aujourd'hui en réaffirmer la pertinence. Cette issue, que nous sommes en train de redécouvrir, demande de changer de regard sur la théorie quantique, au lieu de travailler sur le formalisme de cette théorie pour en extraire des réponses aux questions qu'elle soulève. Elle consiste à voir la théorie quantique comme un guide d'orientation dans l'inconnu, plutôt que comme un moyen d'étendre le domaine du connu au sens traditionnel de quelque chose qui serait dévoilé puis figuré par des symboles.
Richard Healey, un chercheur dont la carrière reflète toutes les étapes de la réflexion du dernier demi-siècle sur la mécanique quantique, condense la nouvelle approche en quelques mots du titre de son livre : La révolution quantique en philosophie. Selon lui, la mécanique quantique entraîne une révolution philosophique, par-delà la révolution scientifique unanimement reconnue. Elle entraîne un bouleversement intégral qui touche jusqu'à la racine de notre conception de la théorie physique, au lieu de ne changer « que » notre conception du monde. Elle force en somme à comprendre que la nouveauté quantique ne consiste pas à révéler une couche surprenante de la réalité par une science physique inchangée dans son prin-cipe, mais qu'elle transforme le principe même de la science physique sous le prétexte discutable de mieux en élucider l'objet réel.