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Intimité et clinique : L’espace de la métamorphose

23 February 2022

Intimité et clinique : L’espace de la métamorphose
PSYCHOANALYSIS
CULTURE

de la série Shame, Penny Siopis, Afrique du Sud ; Crédit image : Mario Todeschini

Compte rendu du livre La chute d’intime par Laurence Joseph, Éditions Hermann, 2021. Cet ouvrage a la puissance de la curiosité de l’auteure, curiosité telle qu’elle y est définie : « c’est l’acte de prêter attention au monde, à ses détails, à ses changements (…) la curiosité à l’autre est un moyen de prendre soin. »

La chute de l’intime est un livre traversé par la clinique. Clinique de la vie qui désire, qui s’interroge et qui construit lorsque sont préservées les frontières de l’intime. Clinique du discours des patients dans ce lieu de l’intime qu’est la psychanalyse, là où se fait au plus près l’épreuve d’une différence à l’intérieur de soi. Mais aussi clinique du monde, monde démocratique menacé par la mélancolisation du discours qui s’est faite entendre dans le temps des restrictions sanitaires mises en place pour lutter contre la propagation de la Covid-19.


L’écriture de Laurence Joseph est une écriture de clinicienne, celle qui ne quitte pas des yeux la société dans laquelle elle exerce et en cela, elle plaide, témoigne et manifeste.


Plaidoyer pour l’intime.


L'écriture épouse le fond de l’intime pour mieux lui donner corps, créer des images et partager une mythologie. Ce corps c’est celui de la fée Mélusine, figure de légende qui se métamorphose chaque samedi en femme serpent dans le secret de sa salle d’eau. Allégorie de l’intime, elle vient témoigner de la nécessité pour chacun de posséder des territoires personnels qui délimitent le champ de l’intime pour qu’une transformation puisse avoir lieu. Tant que son secret est respecté, Mélusine peut consoler, construire, apporter son écot à la cité, mais à la trahison de la parole donnée, son intimité est violée, la création cesse et des présages de mort s’ensuivent. Point d’action politique dans la cité, point de destin de bâtisseuse, sans la possibilité d’un temps de retrait pour abriter un secret, celui d’une rencontre avec la parole de l’Autre. Un dehors et un dedans inextricablement liés.


À l’instar de l’ami intime dont elle déploie la fonction, Laurence Joseph refait le monde avec nous, elle le refait parce qu’elle le renomme, en appelant ainsi au transfert du lecteur. Elle aiguise notre curiosité par une écriture emprunte de fraîcheur. « Un langage nouveau suscite des idées nouvelles et des pensers nouveaux veulent une langue fraîche » disait Raymond Queneau plaidant pour une langue vivante. Cette fraîcheur permet de reprendre, d’entendre autrement, d’ouvrir d’autres horizons, une écriture plaidoyer de l’intime. Une écriture où les signifiants se libèrent, trouvent une autre destinée. C’est peut-être le très beau chapitre sur l’Autre en moi qui touche au plus près cette délicatesse-là. Ici l’intime dans des circonstances ordinaires fait l’expérience extraordinaire de l’altérité. Aborder l’essence de l’intime c’est aussi éclairer sa fragilité.


Témoignage de la chute de l’intime


Cette fragilité a été éprouvée dans l’ébranlement du socle de l’intime, de ses bords, lors des restrictions sanitaires qui ont rendu impossible ce retranchement dans « une chambre à soi ». Le confinement. Temps suspendu et pour certains, temps confisqué dans lequel résonne déjà ce sentiment de préjudice propre à la mélancolie. Temps mort car sans différence, sans ponctuation, sans battement entre le dehors et le dedans, par essence plus de rythme, ni pulsation. L’entendu ne pouvant être négligé, l’écriture témoigne. Elle témoigne de l’abrasement des discours, du lissage des subjectivités, de l’asthénie du désir, « d’une perte de la capacité d’aimer », cette caractéristique psychique de la mélancolie pour Freud qui pour l’auteure fait écho à l’indifférence, à la disparition pour le goût des autres, du prochain, pouvant aller au rejet, à la ségrégation. Ce qui a été entendu, c’est que le discours totalitaire sur la Covid « a desséché les autres discours, et précisément ce langage créateur qui est celui de l’intime. C’est cela la mélancolisation du discours. »


« Privés de rencontres et d’événements, ce sont les coordonnées de l’altérité qui se sont érodées » et cet effacement de l’autre a provoqué des sentiments d’abandon, de solitude, de doute et de colère. De colère car pour certains, c’est le monde lui-même qui les a abandonnés : l’état, le système de santé, la science, le savoir, « de tout ce qui faisait abri, aucun n’a tenu parole ». Ces sentiments ne sont pas nouveaux, ils ont seulement trouvé à se faire entendre à l’occasion de la pandémie.


Serrant au plus près Deuil et Mélancolie, Laurence Joseph y tire le fil de « la constellation psychique de la révolte », mélancolisation précédant l’accablement mélancolique, moment où l’intime entame sa chute. Un état psychique guidé par un sentiment de trahison. Ici n’existe plus cette possibilité d’énigme qui étaye, seul règne la certitude ravageante d’un sentiment de préjudices et de remords. Victime de trahison, le sujet pré-mélancolique en vient à se détourner des principes démocratiques car il considère qu’il n’a été ni entendu ni protégé. Il se sent lésé, laissé-pour-compte. Cet état est un moment clinique hautement lié au politique alerte l’auteure, car le lien démocratique s’épuise et se teinte de négativisme, couleur mélancolique. On ne peut qu’entendre le : « À quoi bon… » et donc l’abstention.


Négativisme d’une part et agressivité de l’autre. Le sujet emprunt du remords « d’avoir cru en l’objet qui était entré dans le champ du désir et qui a été retiré », a envie d’en découdre. Revenant à l’étymologie du remords, l’auteure nous fait entendre combien la mélancolie est porteuse d’insurrection car il va s’agir de « mordre en retour », il faut répondre et attaquer là où on a été blessé. Du remords découle la défiance. Défiance de l’altérité, de la parole politique trompeuse à laquelle on avait pourtant cru. Le dehors hostile et menteur, il faut s’en désaffilier. Le complotisme vient s’infiltrer dans cette crise de confiance, en proposant « une autre mythologie pour dégager l’autre de sa crédulité et le persuader des tromperies du pouvoir. »


La pertinence de « la constellation psychique de la révolte » se fait entendre tout au long de ce chapitre tant ses ressorts viennent éclairer les maux de notre société qui mettent en péril le socle démocratique.


Manifeste pour l’intime au regard de la démocratie


Répondant tout autant aux exigences d’une recherche à laquelle la pratique de la psychanalyse engage qu’à l’intime conviction de l’auteure, l’écriture se fait moins ronde, plus incisive, elle percute. Laurence Joseph investigue ce qu’il advient du discours dans son destin collectif quand il se mélancolise. Elle questionne notamment les risques encourus par le discours si, à l’instar du moi mélancolique, il en venait à se prendre pour un objet et se retournait contre lui.


« Le globish galopant rejoint par la novlangue de la Covid » ont déjà rendu fragile la parole singulière. Ainsi, d’autres discours captant le désarroi de l’abandon et la haine sourde de l’objet, pourraient advenir et se glisser dans cet intime chuté, discours portés par un Autre séducteur pervers. Cet Autre n’est pas l’interlocuteur avec lequel une métamorphose pourrait s’opérer, car cet Autre ne se laisse pas transformer par celui qui y adhère, il ne cherche que le pouvoir et la jouissance… Le vote de plus.


L’intime chuté, c’est un intime qu’on a fait taire car il n’est plus entendu. Une sortie du discours. Si la parole n’éveille plus la curiosité et le désir de l’autre, le sujet ne se sent plus compté parmi les autres mais rejeté comme un déchet. C’est le sujet tout entier qui peut en venir à chuter, chuter jusqu’au trottoir si ce n’est par la fenêtre.



de la série Shame, Penny Siopis, Afrique du Sud ; Crédit image : Mario Todeschini

À chaque étage chuté de l’intime concorde une mutation du lien social inhérente à la mélancolisation du discours. L’immeuble est haut, la chute est longue. Nous ne pourrons ici en recenser tous les niveaux. Mentionnons cependant le passage Destruction de l’intime où l’auteure noue les élaborations de Lacan sur l’ex-time à la disparition de l’autre au long des divers confinements, rendant tout un chacun plus malléable à cette part d’ex-time en lui. Son développé est édifiant sur ce qu’il pourrait advenir de l’efficience du langage, de son lien à la vérité et par là même de notre curiosité.


Pour autant, Laurence Joseph ne succombe pas à la mélancolisation du discours. La chute de l’intime en fait foi. Quand Lacan en 1967 s’adressait aux psychiatres de Saint-Anne, les alertant sur les effets de la ségrégation, il les enjoignait à une forme de curiosité en leur disant qu’ils pourraient avoir quelque chose à dire à ce sujet, « sur le sens véritable que ça a » car « savoir comment les choses se produisent ça permet très certainement de leur donner une forme différente. » Cet ouvrage relève de cette mission, il a la puissance de la curiosité de l’auteure, curiosité telle qu’elle y est définie : « c’est l’acte de prêter attention au monde, à ses détails, à ses changements (…) la curiosité à l’autre est un moyen de prendre soin. » La réponse de Laurence Joseph à la chute de l’intime est la proposition d’un espace en partage pour métamorphose(s).


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