Les extases de la déconstruction : lire The Deconstruction of Sex
11 April 2022
Dorothea Tanning, Notes for an Apocalypse, Huile sur toile, 1978; Crédit d’image : Philosophy World Democracy
Compte rendu de The Deconstruction of Sex par Jean-Luc Nancy et Irving Goh. The Deconstruction of Sex, paru en 2021 aux éditions Duke University Press, est la retranscription d’une conversation portant sur le thème du sexe qui a eu lieu entre Jean-Luc Nancy et Irving Goh de mars 2018 à juin 2019. La version originale de ce compte rendu apparaîtra en langue anglaise dans les jours à venir sur la revue European Journal of Psychanalysis.
The Deconstruction of Sex est la retranscription d’une conversation portant sur le thème du sexe qui a eu lieu entre Jean-Luc Nancy et Irving Goh de mars 2018 à juin 2019. Si nous venons d’employer le mot « conversation », car il s’agit du mot utilisé par Goh dans l’introduction, reste néanmoins que nous devons reconnaître que les deux personnes impliquées dans cette conversation n’occupent pas la même position : l’un d’entre eux, Goh, est dans la position du questionneur tandis que l’autre, Nancy, est dans la position du répondant, surtout au cours des trois premiers chapitres du livre. Cette structure peut en quelque sorte donner l’impression qu’il faille aborder ce livre comme une interview dans laquelle Nancy, en « utilisant » la déconstruction, donnerait des réponses à un large éventail de sujets concernant le sexe, y compris le mouvement #MeToo, la morale chrétienne sur le sexe, la pénétration, le genre, les orientations sexuelles, le désir, les orgasmes et la jouissance, le toucher, le viol, la violence, le pouvoir et la souveraineté, l’intimité, la masturbation, la sexualité enfantine, la fidélité et l’exclusivité.
Il s’agit là, selon nous, d’une manière illégitime d’aborder ce texte, en ce qu’elle s’apparenterait au geste de saisir « ce que Nancy – au travers de la déconstruction – pense à propos de » tous les sujets que nous avons évoqués. Ce faisant, ce n’est pas de cette manière que nous devrions vouloir parcourir ce texte. Au contraire, puisque la déconstruction ne devrait jamais s’appuyer sur un terrain fixe et établi, à partir duquel nous donnerions des réponses au sujet de tout (et, partant, de n’importe quoi), cela implique que nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’elle le trouve, et le fonde, ce même terrain, lequel nous serions dès lors censés donner pour acquis. En ce sens, notre propos est de montrer qu’il ne devrait pas être question, ici, de chercher à déconstruire « une certaine définition du sexe » (la déconstruction du sexe en tant que « ceci » ou en tant que « cela »). Tant s’en faut, il devrait plutôt être question du fait que la déconstruction puisse révéler le sexe en tant que « l’indéfini », soit en tant ce qui, toujours déjà, échappe toute définition. « L’indéfini », dont l’expression linguistique est le « ni…ni », ne doit pas être compris comme l’accomplissement de l’auto-réalisation, c’est-à-dire lorsque le « ni…ni » n’est qu’une simple exclusion de cet « allo irréductible à toute identité » (1). Bien au contraire, cela signifie que le sexe, comme ouverture au « caractère irréductible de l’allo », jamais ne pourrait être abordé comme une identité et, plus loin, que le sexe se doit de défier tout identité.
Mais il y a bien plus que cela qui est impliqué dans ce livre. Le titre, The Deconstruction of Sex, peut être compris de deux manières à la fois, compte tenu du sens particulier que l’on décide d’attribuer à la préposition « de » : le sexe étant l’objet de la déconstruction et la déconstruction spécifique que le sexe met en œuvre. Ce deuxième sens implique que s’il existe une déconstruction spécifique mise en œuvre par le sexe, alors il doit y en avoir beaucoup d’autres – « plus d’une ». C’est dire que même la déconstruction ne devrait jamais se donner elle-même pour acquise : tout au long de ce livre, nous sommes confrontés à une prolifération de manières de définir et de redéfinir la déconstruction que Nancy nous invite à prendre en compte ou, mieux, à accueillir : à les laisser (ad)venir. Ainsi la déconstruction, ouvrant toute chose vers sa propre « indéfinissabilité » – soit elle originelle ou téléologique –, ne peut prétendre être définie une fois pour toutes. Qu’il s’agisse « juste » d’une identité procédurale, méthodologique ou théorique, force est de constater que l’identité même de la déconstruction est toujours en train de se déplacer et de s’éloigner d’elle-même. Il s’en suite que, de fait, il n’existe pas de « déconstruction en elle-même ». Ainsi montrerons-nous que « le sexe s’auto-déconstruisant » (« sex deconstructing itself », pour reprendre une expression utilisée par Nancy dans ce texte) n’est pas seulement le fait que le sexe applique la déconstruction à soi-même, ce qui serait alors un « sexe déconstruisant soi-même », mais c’est aussi le fait qu’à chaque fois que quelque chose (par exemple, le « sexe ») est en train de s’(auto)déconstruire [« (self)deconstructing »], la déconstruction elle-même est en train de s’(auto)déconstruire [« (self)deconstructing »]. En ce sens, nous proposons de révéler, en parcourant les chapitres de ce livre, le « sexe indéfini de la déconstruction ». Ce qui implique dès lors que, comme l’écrit Shaj Mohan, pour qui le rejet de la loi d’identité est l’acte le plus important et le plus tardif de la « tradition » de la déconstruction, il y a au moins « beaucoup de déconstructions » (2).
La déconstruction du sexe : « la déconstruction comme questionnement du terrain d’émergence »
Dans la section « Opening Questions », Goh note que les échanges avec Nancy avaient débuté dans un moment historique où le thème du sexe avait été marqué, voire « troublé », par l’éclosion du mouvement #MeToo. Cela conduit Goh à demander à Nancy si la philosophie, et plus précisément la « déconstruction », pourrait être utile pour mieux comprendre la situation contemporaine concernant le sexe. La réponse immédiate de Nancy consiste à opérer un déplacement de la question posée par Goh (« la déconstruction est-elle utile pour comprendre quelque chose ? ») à ce que nous pouvons appeler un « questionnement déconstructif ». Au lieu de chercher une réponse à « notre rapport problématique au sexe » (3) (citant une expression utilisée par Goh) Nancy nous demande de s’atteler à questionner le terrain à partir duquel les « les troubles mentionnées » avaient pu émerger. D’emblée, ce terrain apparaît vaste et à composantes multiples : de la « libération sexuelle » au « féminisme » et au « bouleversement des structures sociales traditionnelles de la famille et du patriarcat en Occident », en passant par « la crise de l’Église catholique » et la « conception catholique de l’amour ». Malgré cette hétérogénéité, un thème commun se dégage du discours de Nancy, à savoir celui de la « transformation » — « lorsqu’une société se transforme profondément, (…), il n’est pas étonnant que les règles, les images et les valeurs sexuelles en soient bouleversées » (4). Mais comment les transformations sociales, économiques et politiques sont-elles liées aux changements ayant lieu dans « l’organisation des rapports sexuels » (5)? Plus spécifiquement, comment le « sexe » et la « transformation » sont-ils liés ? Nous montrerons que ce qui est en jeu, au cours de ces conversations entre Nancy et Goh, ce n’est rien d’autre que la tentative de considérer la portée de cette question, à savoir celle de l’imbrication entre notre « rapport au sexe » et notre « rapport à nous-mêmes » (6).
Pensée(s) troublante(s) : « la déconstruction comme pénétration », « la déconstruction défiant l’identité et révélant la polynomialité »
Dans le premier chapitre, à fur et à mesure que l’insistance de Goh sur la recherche de réponses que la déconstruction pourrait donner pour comprendre le sexe devient encore plus résolue, Nancy insiste sur le fait que dans la mesure où la déconstruction n’est pas une méthode, ni un moyen ou une procédure, elle ne peut guère être « appliquée » à quelque chose. Ce faisant, Nancy propose la formule suivante : « le sexe se déconstruisant lui-même » (« sex deconstructing itself ») (7). Si l’on considère que, comme le rappelle Goh, Nancy écrivait dans Sexistence qu’« une déconstruction est toujours une pénétration », l’on pourrait dès lors légitimement se demander de quoi il en retourne dans « le sexe se pénétrant lui-même ». Suivant l’augmentation de Nancy, si « pénétrer c’est aller au dedans » et si « le dedans n’a pas de fondement », alors « il n’y a de pénétration que dans l’impénétrable » (8), ce qui veut dire que « le sexe se pénétrant lui-même » est l’acte même de « rompre [disjoint] l’ordre organisé, l’ordre établi » (9), soit l’acte par lequel le sexe « se plonge [s’enfonçant] dans sa propre nature obscure, impénétrable… » (10). C’est alors que Nancy utilise le mot « abîme » (en français dans le texte) pour prendre en considération, au-delà de toute attitude de romantisme ou de pathos, le « sans fondement » ou, encore, les « profondeurs » (11) qui affectent toutes choses et, plus particulièrement, « le sexe ».
L’on dirait que cela va de soi, mais il faudrait néanmoins préciser qu’il ne doit pas s’agir d’appréhender l’« abîme » comme une origine lointaine et rétractée : ce n’est pas une « mise en abîme » dans lequel le sexe trouverait, à différentes échelles, sa propre représentation. Au contraire, « le sexe se pénétrant lui-même » se touche lui-même comme une « réalité jamais stabilisée en elle-même » (12). Mais si l’abîme auquel le sexe donne accès n’est pas le fondement de la pleine identité du sexe lui-même, cela ne signifie pas, comme le souligne Nancy, qu’il faille faire face à une quelque « perte » ou à une « quelque atteinte à son intégrité », comme le suggérerait le mot français « abîmé » et comme l’établirait la logique de la « castration ». Tout au contraire, Nancy suggère que le mot « abysse » serait un terme plus pertinent dans la mesure où « il permettrait de penser à une interminable descente dans l’élément océanique, c’est-à-dire moins dans un gouffre vide que dans une profondeur insondable mais pleine, voire débordante, agitée, vivante et inépuisable » (13).
C’est en ce sens, alors, que le sexe s’avère être « inquiétant et menaçant » (14) : puisque le sexe n’a de cesse de se dépasser constamment, en « s’autodivisant et s’automultipliant », il révèle ce que l’on peut appeler son « pouvoir polynomial ». Citant S. Mohan et D. Dwivedi, la « polynomialité » appliquée au sexe est la possibilité de codifier plusieurs régularités dans notre « rapport au sexe » et cela implique donc que ni le sexe ni notre rapport à lui ne pourront jamais être considérés comme identiques à eux-mêmes. Au contraire, les pouvoirs homologiques des corps et des désirs ne peuvent être contenus dans une identité ou dans une substantialité du sexe. Ou, comme dirait Mohan, il n’y a pas de conatus du sexe. Et cela signifie également que, comme le souligne Nancy, le sexe ne peut jamais être lié à un concept de « normalité » puisque, citant Sexistence, le sexe « est, par essence, un trouble » : il n’y a pas de sexe « normal » puisque le sexe, tout comme le corps, est « toujours déjà » au pluriel – et donc, « toujours déjà » en train de dévier, de s’écarter anormalement de lui-même, se « troublant » lui-même ou, plus loin, troublant ce qui prétendrait être, et démeurer, le même. C’est pourquoi nous avons soutenu que la question de notre « rapport au sexe » est déjà la question de notre « rapport à nous-même », en ce que celle-là montre qu’il n’existe pas une telle chose ni un tel « fondement », soit qu’il n’existe pas de « nous -mêmes ». Autrement dit, le sexe défait l’identité, puisque son « mouvement perpétuel de déplacements, de remplacements, etc. affecte les significations à partir du moment où les significations sont en jeu chez elles » (15). C’est pourquoi, dès lors, le sexe est « inquiétant et menaçant » et c’est pourquoi, aussi, il est « l’objet de réglementations strictes et nombreuses, de tabous et de prescriptions qui le font apparaître unifié, stable ou contrôlé » (16) et ce, notamment dans une période historique de transformations sociales, économiques et politiques radicales. Aussi, ce n’est pas par hasard qu’en période de transformations le « conservatisme » tâche de se renforcer afin de restaurer les valeurs traditionnelles, en ramenant ainsi à l’identité ce qui déjà, subitement, est en train de changer.
Néanmoins, comme le souligne Nancy, que le sexe défie l’identité cela n’implique nullement que le « soi » en vienne à être effacé, ni « notre soi » ni le « soi de l’autre ». Pour l’instant, observons comment « notre soi » ne s’avère pas être effacé dans le sexe (nous traiterons du « soi de l’autre » dans l’analyse du chapitre suivant). Nancy considère le concept de « jouissance », en le distinguant de celui de « satisfaction orgasmique », et il affirme que « le paradoxe aigu de la ‘jouissance’ est qu’elle m’extrait de moi-même en étant aussi ‘mienne’ » (17). Et, plus important encore, il insiste sur le fait que « le soi hors de soi est ambivalent. C’est à la fois ‘hors de soi’ et ‘soi’ » (18).
Pour conclure cette section, nous voulons souligner que si la déconstruction met en échec l’identité et révèle la polynomialité, cela ne signifie pas que nous sommes laissés dans un champ de pure polynomia où rien ne peut jamais émerger ; en fait, il n’y a jamais de zone de pure polynomia où toutes les possibilités existent. Dans le cas de la « jouissance », le « soi » s’affirme comme être-hors-de-soi et c’est ainsi qu’il peut être en relation avec un autre-que-soi. Cela signifie que la déconstruction montre qu’une autre régularité peut toujours émerger de la polynomia : cela n’invalide pas l’existence d’un modèle actuel de régularités, cela ne fait que libérer ces régularités du fait d’être originellement ou téléologiquement établies. Ainsi nous nous éloignons-nous, ici, de la compréhension habituelle de la déconstruction comme quelque chose qui vient après-coup.
Du toucher – Sexe : « la déconstruction comme toucher » et « la déconstruction préservant l’altérité »
Comme nous l’avons anticipé à la fin de la section précédente, la défaite de l’identité par le sexe n’implique pas l’effacement du « soi de l’autre ». Pour montrer comment, dans le sexe, « l’autre » et, plus largement, « l’altérité » demeurent préservés, Nancy invoque le « toucher ». Du sexe comme « pénétration », Nancy passe alors au sexe comme « caresse » : « Le toucher touche à ce qui se présente, ce à quoi on fait face, et qu’on appelle ‘surface’. Le toucher ne traverse pas la surface. Il n’ouvre pas de brèche. Il ne blesse pas. Il ne dissèque pas. Il reconnaît la surface, et il la reconnaît avec sa propre surface. C’est ce qu’on appelle la caresse » (19).
Ici, nous pouvons percevoir la différence avec ce qui a été dit précédemment à propos du sexe (et de la déconstruction) entendu comme « pénétration ». Avec la « caresse », nous avons un autre geste, un autre mouvement, qui révèle autre chose, à savoir « la distance, l’écart infinitésimal des peaux, qui est justement ce par quoi peut s’établir une relation entre » (20) amants. Puisqu’une relation par le toucher est toujours une relation entre (au moins) deux forces, Nancy saisit ici l’occasion de revenir sur la « pénétration » (et donc sur la première définition à la fois du « sexe » et de la « déconstruction ») en précisant deux aspects.
D’abord, si l’on ne peut nier la présence indéniable d’une sorte de violence dans la pénétration, reste que l’on ne peut confondre l’accueil de la pénétration par l’amant – qui exige, bien entendu, un désir d’« abandon » à l’autre – avec le forçage opéré par le violeur. Dans le viol, « le toucher disparaît » puisque ce n’est plus le désir d’un « jeu de force mutuel » (21) (comme dans le toucher) mais du simple désir de supprimer la force de l’autre. Autrement dit, il s’agit de l’anéantissement de l’autre et de l’altérité. En ce sens, comme l’écrit Nancy, « l’on pénètre l’intime sans l’abolir » (22), puisque « on va ‘dedans’, mais ce ‘dedans’ est la continuité intime du dehors : c’est un dehors exposé intimement » (23). Dès lors, si nous considérons l’autre comme un extérieur intimement exposé – et c’est précisément ce que le violeur ne considère pas –, nous nous devons de reconnaître son « individualité corporelle » (24) et, par conséquent, nous pouvons désirer de nous engager dans un « jeu de force mutuel », ce qui nécessite l’individualité et la force de l’autre.
Deuxièmement, l’on considère comme une pénétration uniquement l’acte ce qui est effectué par l’organe masculin dans les ouvertures vaginales, anales ou buccales du corps féminin. Au lieu de cela, Nancy demande : « Mais pourquoi ne pas envisager la pénétration par la langue ou par les doigts, ou même par la vue et l’odorat ? En fait, nous sommes extrêmement limités dans notre façon de penser ; on oublie toute l’ampleur polyphonique des relations ! » (25). Autrement dit, la pénétration doit révéler son pouvoir polynomial.
Pour conclure cette section, nous voulons souligner qu’au travers d’une autre définition du sexe, à savoir : le sexe comme « toucher » et comme « caresse », Nancy en vient à préciser, et en même temps à muter, la définition du sexe comme « pénétration » donnée dans le premier chapitre. Dans l’économie de notre raisonnement autour de ce livre, cela signifie aussi que, par la poursuite du mouvement du « sexe s’(auto)déconstruisant », la déconstruction elle-même en vient à s’(auto)déconstruire : « la déconstruction comme pénétration » n’est pas « la déconstruction comme toucher » et , de plus, les deux mouvements créent désormais leurs propres régularités distinctes mais toujours en interaction, de sorte la définition de la déconstruction comme toucher fait retour sur la définition de la déconstruction comme pénétration.
Qui vient avant/après le sexe ? : « la déconstruction comme excès »
Dans l’avant-dernier chapitre du livre, Goh demande à Nancy si dans le sexe il peut se produire une « ‘dissolution’ du sujet souverain » (26). Goh souligne également que les individus LGBTQ « cherchent à affirmer leurs subjectivités, leurs genres, leurs identités sexuelles précisément par le sexe… » (27) et il demande ensuite à Nancy si cela n’est pas en contradiction avec l’idée d’une « dissolution du sujet ». Nous pensons que, dans cette question, il y a un a priori significatif qu’il conviendrait de démasquer ou, du moins, de mentionner : la déconstruction du soi – opérée en l’occurrence par le sexe – est-elle une « dissolution du soi » ? Nancy écrit que nous avons dans le sexe cette « expérience exclusive d’être hors-de-soi à plus d’un » (28). Ainsi dans le sexe le « soi » n’est-il pas dissous mais excédé : « il va ailleurs, dans une autre matière ; il nage dans une eau inconnue. Ou bien, il se rassemble en tant qu’une toute autre matière » (29). Nancy soutient que si par « sujet » l’on entend « le rapport à soi et le retour à soi, alors c’est bien cela qui s’éclipse au moment même de son exaltation » (30) dans le sexe. D’ailleurs, comme dans la phrase « je viens », « ‘je’ ne suis pas le sujet de ma jouissance qui est pourtant la mienne » (31). Ce faisant, le soi n’est pas effacé, mais il est arraché, comme extrait, de son topos (son « lieu »), de son endroit propre et il est alors amené ailleurs, dans un espace commun. En ce sens, le soi, par cet écartement, est excédé à la fois qualitativement et quantitativement : puisqu’il est différé de lui-même, il est maintenant qualitativement différent de lui-même et quantitativement plus que lui-même – « plus d’un ». Bien entendu, comme le remarque Nancy, « l’excès du sexe débordant l’unité du sujet présent à lui-même et maître de soi implique une confiance fondamentale dans l’acte sexuel ; un abandon à l’autre » (32). Cet abandon est, pour Nancy, la force de l’attachement dans la fidélité de l’amour (33).
Pour répondre à la question qui ouvrait cette section – la déconstruction de soi, opérée dans ce cas précis par le sexe, est-elle une « dissolution de soi » ? – il faut, une fois de plus, tenir compte de la mutation de la définition de « déconstruction » qu’a émergé ici. De « la déconstruction comme pénétration », à « la déconstruction comme toucher », nous voici parvenus à l’émergence de la « déconstruction comme excès ». Dans le premier cas, la déconstruction était la pénétration dans l’autre (et dans l’altérité) ; dans le second cas, la déconstruction était le toucher de l’autre (et de l’altérité) ; dans le troisième cas, la déconstruction est l’excès du soi. Passons sur comment cette nouvelle définition fait retour, en les permutant, sur les autres définitions précédentes, et concentrons-nous sur ceci : si nous avons maintenant croisé « la déconstruction comme excès du soi », il nous faut alors commencer à penser la « déconstruction excédant la déconstruction », en gardant à l’esprit que, comme nous l’avons constaté, « excéder » n’est pas « effacer ». Au contraire, il semblerait que, comme l’écrivait Nancy, dans la communauté que le sexe permet – comme toute communauté, par ailleurs (34) – « Le ‘un’ est toujours dépouillé, soustrait du ‘plus d’un’. Mais c’est précisément à cet instant-là qu’il est, ou qu’il fait, ‘un’ » (35). Qu’en est-il alors de la « déconstruction excédant la déconstruction », compte tenu de ce que nous venons de dire, soit qu’il ne doit pas s’agir de la dissolution de la déconstruction mais, plutôt, de la déconstruction de ce qui est arrivé à « l’Un » de la déconstruction ? Nous dirions alors que « la déconstruction excédant la déconstruction » est le mouvement nécessaire qui préserve la déconstruction de la stase.
4 : S/ exscription : « la déconstruction comme transgression »
Dans le dernier chapitre du livre, Goh propose le terme « S/ exscription » pour aborder l’intimité entre sexe et langage suggérée dans Sexistence. Goh tient à souligner que parfois le fait qu’un amant puisse exprimer, au travers du langage, ses désirs sexuels pourrait l’amener à être abandonné par l’autre amant. Nancy saisit ici l’occasion pour discuter de ce qui est « interdit » et de ce qui est « transgression » au sujet du sexe. Ce qui est strictement interdit, c’est la violence du meurtre, qu’il faut comprendre comme le fait que le soi, en anéantissant l’autre, se « referme sur lui-même » (36). Dès lors, Nancy comprend aussi bien l’inceste que le refus de laisser parler l’autre comme un meurtre, puisque dans ces deux situations l’autre est anéanti.
La « transgression », c’est évidemment tout autre chose : il y a transgression lorsque le sexe, tout comme le langage, à la limite d’eux-mêmes, font signe vers l’« innommable » (37). Mais il faut préciser tout de suite que « l’innommable » ne s’apparente pas du tout à tous ces mots ou ces désirs refoulés (au sens freudien) qui relèvent du sujet individuel. Au contraire, « l’innommable » est ce qui est partagé entre les amants en tant que « le sens de l’innommable » (38).
Là, il faut détailler un peu, puisque le livre nous laisse quelque peu « sur notre faim ». Nous avons observé, au travers du « sexe s’(auto)déconstruisant », de quoi il s’agit lorsque la déconstruction est entendue comme pénétration, comme toucher et comme excès. Nous avons ensuite mis ces déconstructions au service de « la déconstruction elle-même », notamment avec la pensée de « la déconstruction excédant la déconstruction ». Ce faisant, nous avons défié, à chaque étape, le principe d’identité sous ses diverses formes : l’identité de l’autre, l’identité de soi et, in fine, l’identité de la déconstruction. Mais quelle identité défions-nous ici, avec cette autre définition de la déconstruction, qui est « la déconstruction comme transgression « ?
Il y a en effet une autre forme d’identité à déconstruire, qui est peut-être la plus puissante : celle qui se construit, se conserve et se perpétue par l’effet de polarité du miroir. Cette identité peut se construire, précisément, entre deux amants lorsque ceux-ci arrêtent de se parler, parce qu’ils pensent qu’ils n’ont plus rien à dire, ou parlent indéfiniment, parce qu’ils pensent qu’ils ont toujours quelque chose à dire. Dans un cas comme dans l’autre, il semblerait ne pas y avoir d’« innommable » – ou, pour être précis, les deux amants pensent qu’il n’y a pas d’ « innommable » alors que, en fait, il y en a et il y en aura toujours. Dans ces deux cas donc, l’identité est préservée par un double effet miroir, dans lequel les amants sont piégés. C’est pourquoi nous soutenons que la « transgression », que ce soit par des mots, des actes ou des mises en scène, doit se produire « comme immanente à leur désir mutuel [des amants] » (39). Autrement dit, la transgression vise l’innommable, lequel transgresse la logique de l’identité-miroir en s’ouvrant vers un extérieur, bien que cet innommable soit toujours déjà immanent à la relation.
« Comme » pour conclure – « As » to conclude
Dans le dernier chapitre du livre, Nancy aborde la difficile question de savoir comment les amants pourraient « se sentir l’un l’autre, c’est-à-dire que chacun soit ressenti par l’autre », nourrissant ainsi leur « désir mutuel » (40). Nancy attire alors l’attention sur le pouvoir du « jeu » dans le sexe. Le jeu, dans le sexe mais aussi en général, est une sorte de « comme si » [as if]:
( …) l’on peut jouer à frapper, à violer, autant qu’à ne pas pénétrer, à rester pudique, ou à se déguiser, etc. : jouer, ici, c’est une manière de confirmer l’interdit en faisant semblant de le toucher. Toutefois, à sa limite, le jeu s’efface dans le plaisir que l’on prend à jouer. (41)
Dans notre écrit portant sur The Deconstruction of Sex, nous avons porté attention au fait de ne jamais utiliser la formule « la déconstruction est … » [deconstruction is], et nous avons toujours préféré utiliser la formule « la déconstruction comme … » [deconstruction as]. From « is » to « as » – from « being » to « playing ». Autrement dit, la déconstruction ne devrait jamais être quelque chose – « pénétration », « toucher », « excès », « transgression » et l’on pourrait continuer – mais, en jouant à être toutes ces choses, la déconstruction finit par se déconstruire comme étant quelque chose. Et c’est ainsi que la déconstruction, comme le souligne Nancy à propos du jeu dans le sexe, peut prétendre toucher à l’interdit et s’introduire au plaisir ou, pour citer Mohan, au lust (42).
Nous avons essayé, dans ce texte, d’accueillir ce que Dwivedi appelait « le pari de Nancy », qui nous invite, mieux : nous appelle, à une ouverture laquelle « si elle peut conduire à l’établissement ou à la fondation de quoi que ce soit, elle n’a pourtant aucun pouvoir absolu pour préserver cette fondation de la ruine ou bloquer les découvertes des homologies qui attendent dans les ruines » (43).
NOTES
1. NANCY, J.-L., « La fin de la philosophie et la tâche de penser », in Philosophy World Democracy, special Issue « The other beginning of philosophy », 14/07/2021.
2. MOHAN, S., “On the Bastard Family of Deconstruction”, in Philosophy World Democracy, special Issue “The other beginning of philosophy”, 19/12/2021, nous traduisons.
3. NANCY, J.-L., GOH, I., The Deconstruction of Sex, Duke University Press, Durham et Londres : 2021, p. 17, nous traduisons, ici et dans la suite du texte.
4. Ibidem, p. 18.
5. Ibidem, p. 18.
6. Ibidem, p. 18.
7. Ibidem, p. 25.
8. Ibidem, p. 22.
9. Ibidem, p. 22.
10. Ibidem, p. 27.
11. Ibidem, p. 27.
12. Ibidem, p. 26.
13. Ibidem, p. 28.
14. Ibidem, p. 29.
15. Ibidem, p. 26.
16. Ibidem, p. 26.
17. Ibidem, p. 33.
18. Ibidem, p. 33.
19. Ibidem, p. 37.
20. Ibidem, p. 47.
21. Ibidem, p. 39.
22. Ibidem, p. 43.
23. Ibidem, p. 39.
24. Ibidem, p. 39.
25. Ibidem, p. 43.
26. Ibidem, p. 32.
27. Ibidem, p. 32.
28. Ibidem, p. 55.
29. Ibidem, p. 55.
30. Ibidem, p. 60.
31. Ibidem, p. 61.
32. Ibidem, p. 64. Le mot « abandon » vient de « bande », qui signifie être ensemble, être lié par les règles de la famille ou de l’amitié. Dans ce contexte, « l’abandon » n’implique pas que l’on est jeté hors de toute relation, mais plutôt que l’on fasse l’expérience singulière d’être capable de se donner à l’autre.
33. Ibidem, p. 65.
34. Goh insiste sur le fait qu’une telle communauté, où le sujet est dépouillé de lui-même, « n’a de chance que dans et par le sexe « (p. 62) et que l’appartenance à une société signifie que cet « excès de soi » est irrémédiablement mis hors-jeu. Or, Nancy rejette cette interprétation et précise que la « communauté » au sens que Nancy donne à ce mot ici et dans ses précédents travaux, peut tout aussi appartenir au groupe social.
35. Ibidem, p. 62.
36. Ibidem, p. 71.
37. Ibidem, p. 74.
38. Ibidem, p. 74.
39. Ibidem, p. 74.
40. Ibidem, p. 72.
41. Ibidem, p. 74.
42. MOHAN, S., “And the Beginning of Philosophy”, in Philosophy World Democracy, special Issue “The other beginning of philosophy”, 15/07/2021. Le lust implique une relation qui n’est pas fondée sur la fidélité des identités mais sur les puissances homologiques de l’autre.
43. DWIVEDI, D., “Nancy’s Wager”, in Philosophy World Democracy, special Issue “The other beginning of philosophy”, 15/07/2021.