Marcel Czermak : Traverser la folie
12 March 2023
Marcel Czermak ; Crédite d’image : epsaweb.frz
Recension de l’ouvrage de Marcel CZERMAK, Traverser la folie, Entretiens avec Hélène L’Heuillet, Paris : Éditions Hermann, 2021, Collection Hermann Psychanalyse, p. 244.
Décédé peu de temps avant sa parution, Marcel Czermak n’aura pas eu le temps d’avoir une idée des effets de la portée de ses entretiens avec Hélène L’Heuillet parus en mai 2021 sous le titre Traverser la folie.
Traverser.
Traverser pour aller d’un côté à un autre. C’est que la folie nous oblige à nous transporter dans un autre espace où le dedans et le dehors s’équivalent. Traverser, c’est aussi franchir le temps. Le temps de l’élaboration, du travail de Marcel Czermak de 1967, date de sa rencontre avec Lacan jusqu’à cette dernière contribution en 2021.
Une odyssée dans la folie, dans l’étrange avec en héritage une éthique de travail, des cogitations, de la débrouille, la nécessité de se fabriquer ses propres outils qui feront à la fois boussole dans la clinique et qui nous permettront aussi de faire le pas de côté pour entendre autrement que par de l’angoisse et de la sidération les changements de paradigmes, les manifestations sociales que nous traversons aujourd’hui. Traverser la folie, c’est un manifeste à se mettre au travail avec un fourmillement de pistes à prendre.
Cet ouvrage peut être mis en perspective avec Le petit discours fait aux psychiatres à Sainte-Anne (1) prononcé par Lacan en 1967. Une cinquantaine d’années les séparent et pourtant en émanent une forme de familiarité, de continuité qui procurent un sentiment de philia jouant sur l’équivoque de la filiation. Quand il rencontre Lacan pour la 1ère fois, le jeune interne va le voir avec cette interrogation : Que faire de cette angoisse face à la folie ? Lacan lui répondra que l’angoisse devant la folie est irréductible. Devant l’angoisse, la meilleure chose est de se faire une idée de quoi on a à faire, de se trouver un p’tit fil.
Un p’tit fil que l’on trouverait seul, parce qu’un fil, ça accroche, on en tire un certain nombre de questions – ce qui veut dire un certain nombre de réponses. Il semblerait que les mots de Lacan ce jour-là se soient frayés un chemin chez le jeune psychiatre car depuis lors, Marcel Czermak n’a cessé de chercher ses propres fils et ses propres outils pour les tisser ensemble. Il en fait état en préambule de Patronymies en écrivant que le moteur de ce recueil de textes « fut notre peu de contentement de notre boite à outils. Mais nous savons depuis longtemps qu’à défaut d’instruments qui soient à sa main, l’artisan se les fabrique. » (2) L’artisanat, la bricole, « la débrouille pour sortir du brouillard – car après tout on ne sait pas ce qu’on cherche - avec quelques outils des pères et des pairs » (3) peuvent également être appréhendés comme une forme de résistance face aux datas, aux machines, aux algorithmes au même titre que les imageries médicales qui ne peuvent rendre compte du fait que la pensée et le langage marchent ensemble et que le langage est la condition de la pensée.
Les fils tirés par M. Czermak sont nombreux et il les a saisis avec la rigueur imposée par la clinique. Ses observations au lit du patient, le recueil des manifestations et signes ayant une certaine régularité, les verbatim de ses entretiens avec les patients, lui ont notamment permis d’organiser ses travaux sur l’oralité et la psychose et de mettre au jour la despecification pulsionnelle illustrant que « les organes et leurs fonctions cela ne va pas de soi ». Les incidences du discours sur le biologique sont majeures car c’est le discours qui met les organes et les fonctions en synchronie.
Il a dépoussiéré le Syndrome de Cotard en le positionnant du côté d’une mélancolie rare dans lequel le sujet vit dans un éternel présent dont la mort est morte et pour qui tous les orifices se bouchent. Pourrions-nous voir une similitude avec les entrées qui se ferment progressivement aujourd’hui : les oreilles par les écouteurs, les yeux par les écrans, les images… tentatives de bloquer un réel de moins en moins voilé ?
Il a remanié certaines répartitions cliniques habituelles des psychoses cycliques, positionnant le revers de la mélancolie du côté de la paranoïa sans cependant complètement disjoindre la mélancolie de la manie en cela que « ce que le mélancolique dit, le maniaque l’est. » (4) La manie est- notamment - gouvernée par des interconnexions permanentes entre les signifiants sans point de butée. Quelque chose serait-il à attraper là de notre subjectivité moderne avec le wifi, la 5G, les réseaux sociaux, l’information en temps réel, les injonctions à répondre immédiatement, les sollicitations d’avis à donner sur tout ? Sans oublier la mélancolie, mélancolie qui gagne le discours social, donnant lieu à « une mélancolisation du discours » comme l’illustre l’essai de Laurence Joseph, La chute de l’intime.
La Folie.
Pourquoi la folie ? car c’est grâce à elle qu’on peut s’orienter même et surtout dans la névrose. La psychose a le privilège de faire parler en clair ce qui est ordinairement dissimulé chez un névrosé. Et puis la psychose nous décale, nous oblige à faire un pas de côté, ce serait paradoxalement par elle que l’on pourrait entendre quelque chose de la subjectivité, on pourrait l’appréhender par là où il n’y en a pas. Et pour tenter de comprendre ce qui se passe dans le champ des psychoses, l’objet petit a, seule invention de Lacan selon lui, est essentiel. Marcel Czermak a choisi de placer cet objet au centre de la clinique. L’objet petit a était déjà au centre du discours de Lacan aux psychiatres en 67, discours qui dans un après coup a des allures d’oracle de Pythie dans cette annonce d’une cavalcade à venir d’objets a, circulant non arrimés, isolés du fait que le discours de la science en ne considérant le sujet que dans un seul bloc, a forclos le sujet de l’inconscient. De cette forclusion, allaient revenir dans le réel, des « regards errants », « des voix folâtres » qui se déverseront dans nos yeux et nos oreilles.
Aujourd’hui la possibilité de se taire n’est plus admise, une injonction à répondre immédiatement à la demande. On est sommé de passer à l’acte – avez-vous aimé votre achat ? que pensez-vous de votre dentiste ? Notez-le, combien d’étoiles ? Surtout ne raccrochez pas, notez entre 1 et 10 votre entretien téléphonique avec votre opérateur, Des experts sont appelés sans cesse et dans l’instant sur les plateaux de télévision pour rendre leur expertise. (5) Alors le praticien est tenté de se reclure, de ne pas répondre, de rester dans sa grotte, de se mettre à l’abri, de faire le mort. Mais « si la psychanalyse a des ambitions de rendre compte de ce que sont les modalités du fonctionnement psychique, elle a à y répondre là où ça se présente » (6) nous dit Czermak. Il est de nécessité de se mettre au travail, la clinique contraint. Il ajoute : « On ne peut exercer sa fonction sans avoir à se commettre à la déguelasserie sociale, c’est-à-dire en s’épargnant la castration et la vie sociale. » Si l’inconscient c’est l’Autre, donc le discours social « un enseignement analytique n’est assurément pas fait pour se limiter au domaine thérapeutique, mais pour arriver à prendre dans une même perspective problèmes cliniques, institutionnels et sociaux ». (7) Et assurément, Traverser la folie parcourt ces trois champs.
Marcel Czermak rapporte à Hélène L’Heuillet qu’une seule fois dans leur relation, Lacan lui avait parlé vertement. C’était après lui avoir demandé s’il avait quelque chose à lui faire lire, Marcel Czemak avait répondu qu’il se sentait dans l’incapacité d’écrire quoi que ce soit. Lacan : « il faut pourtant bien en passer par là ». Marcel Czermak a travaillé jusqu’au bout et encore aujourd’hui dans le transfert de travail déclenché par ses travaux. Le transfert de travail, cette notion une seule fois utilisée par Lacan dans l’acte de fondation de l’EFP en 1964 : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail. » (8) MC définit lui le transfert de travail par « comment suis-je concerné par mes patients ? » (9)
Quoi de plus congruent pour parler de ce que le langage fait de nous que des entretiens entre gens qui savent de quoi ils parlent, ou en parlant vraiment, l’allocutaire trouve un véritable allocuteur ? Marcel Czermak et Hélène L’Heuillet se parlent et il se pourrait bien que l’émergence de la vérité advienne aussi au détour de la lecture de leurs échanges.
Lire Traverser la folie, c’est être enseigné de la psychanalyse, non pas sur ce qu’elle est ou ce qu’elle n’est pas, mais sur la façon dont elle devrait être pratiquée, avec courage, exigence et rigueur. Eléments d’autant plus exigibles en ces temps de conflagrations, de discours clés en main où la clinique est menacée voire sa fin annoncée lorsque « le patient n’est plus l’ombre que de l’usager. » (10)
NOTES
1. Jacques Lacan, Petit discours fait aux psychiatres de Sainte-Anne. Petit discours aux psychiatres de Sainte Anne / Textes / Psychasoc - institut européen psychanalyse et travail social
2. Marcel Czermak, Patronymies, Paris, Editions érès, 2012, Préambule.
3. Luc Fauchet, la débrouille en psychiatrie https://youtu.be/Ef_wcVAM0GU.
4. Marcel Czermak, Patronymies, Paris, Editions érès, 2012, p.181.
5. Triste référence à l’assassinat le 22 février 2023 d’Agnès Lassalle, professeure d’Espagnol dans un lycée à Saint Jean de Luz par un de ses élèves, affaire dans laquelle « certains psychiatres mis sous pression par la police, les médias et la vox populi acceptent de répondre à la question de la responsabilité en urgence. C’est une erreur. Il faut savoir résister à ces pressions et ne répondre qu’à ce qui peut être évalué : le sujet a-t-il besoin de soins psychiatriques en urgence ? » Tweet de Thierry Baudet, psychiatre pour enfants et adolescents en Seine Saint Denis @TBaudet.
6. Interview de Marcel Czermak, Journal français de psychiatrie, 2003 N°19. p. 21 à 23
7. Nicolas Dissez, préface de Passage à l’acte et acting out, Paris, Editions Erès, 2019, p. 8
8. Jacques Lacan, Acte de fondation in Autres Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 2001, p. 236
9. Marcel Czermak, Passions de l’objet, Paris, Association freudienne internationale, 2001 p. 43.
10. Nicolas Tajan, La fin de la clinique, 2022, La fin de la clinique | NICOLAS TAJAN | PWD (philosophy-world-democracy.org)