" Laisse-moi penser qu'il y a un lieu où je le retrouverai " – en hommage à Jean-Luc Nancy
13 September 2021
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In memoriam Jean-Luc Nancy.
Jean-Luc Nancy est décédé le lundi 23 août 2021.
Certains le croyaient immortel ou le croient peut-être toujours. « Immortel et révolutionnaire » est le titre du très beau texte d'Aurélien Barrau publié en hommage à Nancy en 2016. (1) En effet, n'est-il pas en train de ressusciter quelque part, à Strasbourg ou à Paris, comme il est arrivé à plusieurs reprises depuis la célèbre opération du cœur qu'il avait eue en 1991 ? « Il n'a pas cessé de mourir et de renaître » comme l'a confié Jacob Rogozinski au Monde. (2) Ou bien, pour le dire comme Paul Audi, n'était-il pas déjà « un éternel ressuscité » ? (3)
J'ai assisté moi-même à l'une de ces nombreuses occasions "miraculeuses" à Tokyo en 2017 ; mes collègues et moi l'avions invité pour organiser ensemble un colloque international consacré au rapport de la pensée nancéenne avec celle de Bataille. Il a été hospitalisé deux fois pendant son court séjour : une fois après sa chute devant la résidence d'hôtes de l'Université Keio qui l'accueillait ; et une autre fois à cause d'une pneumonie comme il le raconte minutieusement dans " Nippospitalité " (4)... Je me rappelle lui avoir tenu la main tachée du sang qui coulait de son nez après sa chute dans l'ambulance. Chaque fois il s'en est sorti, non pas vigoureusement certes, mais avec beaucoup de peine bien évidemment...
Nous savons par ailleurs qu'il s'amusait à évoquer parfois, non sans une certaine ironie, une « mythologie de l'androïde » qui se profilait autour de ce philosophe greffé du cœur qu'il était. (5) Mais, en même temps, il tournait en dérision cette techno-fiction de l'immortalité qui cherche à repousser ou à effacer toutes les limites du corps. (6) Immortel ou non, était-il donc indifférent à toute idée de l'immortalité ?
Pourtant, la notion de l'immortalité n'est pas tout à fait absente de ses écrits. L'« absoluité de l'instant », de ce hic et nunc, extrait de « la logique causale et linéaire », dans laquelle « il précipite la pensée » (7), pourrait sans doute être interprétée comme une forme d'immortalité . En fait Nancy examine la notion de plus près dans « Le judéo-chrétien », par exemple, conférence prononcée au colloque « Judéités. Questions à Jacques Derrida » en 2000. Relisant la conclusion de l’Épitre de Jacques, il prend en compte l'onction des malades dont parle la lettre autrement que comme L'Église catholique le fait plus tard lorsqu'elle la nomme le sacrement de l'extrême-onction. A ses yeux, l'onction ne signe pas « une vie éternelle au-delà de la mort », mais elle marque « l'entrée dans la mort comme dans la parousie finie qui se diffère infiniment. » (8) C'est de cette mort considérée comme la parousie qui se diffère que Nancy indique l'immortalité. Ce n'est donc pas le mourant qui devient immortel ; mais au point où il disparaît, le mortel « touche du seul contact possible à la seule immortalité possible, qui est exactement celle de la mort. » (9) Il serait naturel de penser que le mortel peut être détruit mais que la mort ne l'est pas. Du reste, Nancy indique que cette immortalité de la mort qui n'est pas simplement indestructible désigne l'incommensurable même. C'est à ce titre que la mort, appelée proximité de la présence, peut mettre « l'existant en présence de l'exister ». (10) Or, cette proximité ou cette distance qui rapproche ou qui sépare l'existant de l'exister n'est-ce pas en fin de compte l'incommensurable de l'être-en-commun ? Car, si la mort, en ce qu'elle est elle-même cette autre possibilité de ne plus exister ( ou plutôt la possibilité de l'impossibilité, pour parler comme Heidegger ), met l'existant en présence de l'exister, il est évident que tous les mortels partagent cette autre possibilité ( de l'impossibilité ) sans pouvoir se l'approprier.
C'est d'ailleurs ce que confirment certains passages de son texte
« Résurrection de Blanchot ». Analysant la scène bien connue de Thomas l'obscur où Thomas se jette dans sa propre tombe et puis en ressort, Nancy attire notre attention sur cette phrase : « Il [Thomas] marchait, seul Lazare véritable dont la mort même était ressuscité . » (11) Ainsi remarque-t-il à juste titre que dans cette scène ce n'est pas le mort qui est ressuscité mais c'est la mort : « C'est aussi pourquoi il [Thomas] n'est pas ressuscité, c'est-à-dire qu'il ne recouvre pas la vie après avoir traversé la mort : mais, demeurant mort, il avance dans la mort ( « il marchait » ) et c'est la mort elle-même qui se voit ressuscitée en ce « seul Lazare véritable ». » (12) Et après avoir constaté que cette résurrection désigne dans le roman l'accès à l'au-delà du sens, Nancy voit dans la mort le mouvement même du mourir qui alimente chez Blanchot la vie de l'écriture : cette vie de l'écriture, d'après Nancy, soustrait la mort à son avènement et « elle soustrait au décès de la mortalité le mourir de l'immortalité » (13) par lequel nous connaissons ce retrait radical du sens. Ce retrait du sens que fait surgir le mourir de l'immortalité, nous ne pouvons que le partager en retirant notre mort à « toute propriété, à toute présence propre ». Ainsi conviendrait-il sans doute de penser que le mourir immortel chez Nancy ouvre l'incommensurable de l'être-en-commun en dehors de toute propriété.
L'immortalité est envisagée sous un autre angle dans L'Adoration. Dans
« le lointain : la mort » du IVe chapitre « Compléments, suppléments, fragments » Nancy tente de répondre à la question d'Hugo Santiago qui lui a demandé si la foi implique nécessairement la croyance à un au-delà de la mort. Reprenant son analyse de la différence entre la foi et la croyance qu'il a engagée dans « Le judéo-chrétien », il avance que la foi est une confiance qu'il n'est pas possible de justifier alors que la croyance est un savoir faible ; ainsi, si celle-ci renvoie toujours à une représentation, la foi serait sans représentation aucune. Or, la mort est cela même dont il n'y a aucune représentation : en elle, le "je" du mourant disparaît et se soustrait à tout moyen d'accéder à lui. Le mort, ou bien son corps quand il était vivant, peut être représenté dans des souvenirs mais le "je" de cet autre ne m'est donné dans aucune représentation.
Il indique en passant que ce qu'il voulait entendre par le mot d'anastasis dans Noli me tangere n'était rien de moins que le basculement du sens de ce "je" du mort : ce redressement du sens du "je" ne signifiait aucunement la résurrection au sens du recommencement d'une autre vie contrairement à ce que Derrida a cru pouvoir y déceler. De plus, Nancy constate que ce sens d'être "je" qui, s'arrêtant dans la mort, ne peut plus aller vers un autre sens, n'a pas lui-même de sens : « je reste sans accès à ma mort comme à la mort de l'autre en tant que "je"( en tant qu'autre proprement dit ). » (14) Et ce qu'on peut appeler la"foi" serait cet acte qui consiste à se tenir dans ce rapport sans représentation, privé de sens, « donc aussi dans ce rapport à "je"( moi ou un autre ) comme privé de sens.» (15)
Alors, Nancy propose d'aller plus loin : si ce discours sur la foi ou sur l'acte de se tenir dans le rapport privé de sens n'apporte rien à la douleur causée par la disparition de moi ou des autres, il cherche « un point de contact » entre la pensée et l'expérience de la déréliction devant la mort. (16) Quel pourrait être ce point de contact ? Il nous semble que c'est le point où ce qu'il nomme la pensée pure du sens éclipsé rencontre des sentiments et des sensations. C'est sans doute là qu'il peut être question d'une autre forme d'immortalité : celle qui n'est pas tout à fait le mourir impersonnel et indestructible, mais qui résulte de la vie que j'accorde au mort : « Le mort - moi ou l'autre -, dès que je le nomme je le soustrais à l'abstraction de "la" mort ( de "cette irréalité", pour parler comme Hegel ). Je commence à lui accorder une autre vie : non pas une autre vie dans un autre monde, mais l'autre de la vie dans le monde des vivants, et donc une vie encore. » (17) Cette vie dont nous faisons vivre les morts ne relève pourtant ni de la pure imagination ni de la perception hallucinatoire. Elle est tout à la fois, dit-il, la non-vie des morts et la vie qu'ils ont imprimé en nous : « ce que je connais et sens de la présence, de l'allure, de la voix d'un mort est une trace véritable de lui, une trace vivante incorporée en moi. » (18) Cette trace vivante incorporée n'est pas une simple impression que le mort m'a laissée avant de mourir et dont je me souviens même après sa disparition. Car il affirme ensuite que cette sensation n'est « ni proprement la mienne, ni celle du mort » (19) : elle est la sensation de notre rencontre, de ce que nous avons vécu ensemble. Deux choses se remarquent aussitôt : d'une part, la rencontre de deux êtres n'étant pas décomposable chez Nancy en deux expériences, celle du premier et celle de l'autre, elle surgit comme un événement unique entre les deux ; et d'autre part, la trace de cette rencontre ne s'efface pas et reste comme une incision faite au corps de chacun l'ouvrant ainsi à un lieu commun et inappropriable.
Inutile de dire que ce n'est pas ici la mort qui est immortelle, mais les morts. Et ce n'est non seulement parce que les morts sont toujours dans ce monde « en molécules ou en atomes repris dans d'autres combinaisons », mais aussi parce qu'ils sont dans cette communauté « qui partage ce très peu d'être qu'est la contingence du monde ». (20) À l'une de ses dernières occasions de parler devant le public, quand il a été invité à un séminaire en ligne de Frédéric Worms en avril 2021, Nancy a répété la même proposition au sujet de l'immortalité : « Nous savons vivre avec la mort et les morts...».
Si l'on revient au texte « le lointain : la mort », il reconnaît ne plus se placer dans la foi à ce point de contact précisément ; il se met entre la pensée pure, la représentation et la sensation pour avancer que « les rapports ne meurent pas. » Alors, à ce constat du caractère indestructible du rapport, lui revient soudain un souvenir de sa mère : elle lui a dit après une conversation sur la résurrection quelques années après la mort de son père : « Laisse-moi penser qu'il y a un lieu où je le retrouverai. » (21) Il ne s'agit évidemment pas d'un lieu qui se situe dans le monde, ni d'un lieu à un au-delà du monde : il précise que c'est « un lieu et un être en tant que lieu et être d'un rapport, d'une rencontre ou d'une retrouvaille ». (22)
Notons finalement que Nancy ne voulait pas que toutes ces réflexions paraissent chercher une nouvelle forme de consolation : faut-il se mettre au-delà de la consolation/désolation, dit-il, comme le sentiment de la perte irréparable et le travail du deuil interminable se trouvent au-delà de l'opposition mélancolie/oubli. Car le sentiment de la perte irréparable peut se conjoindre à une affirmation de vie « qui, en vivant, continue aussi de vivre avec les morts » et « d'aller vers eux à la fois maintenant, dans la vie, et plus tard, en mourant à notre tour. » (23) Tout cela, constate-t-il, est intenable aussi bien pour la pensée que pour la sensibilité. Pour autant, ne faudrait-il pas nous tenir dans cet intenable ? « Allons-nous nous tenir face à l'intenable ? », écrit-il en interrogeant « la tâche de la pensée » dont parlait Heidegger. (24) Nous tenir entre la pensée, la représentation et la sensation et penser au-delà de toute consolation et de toute désolation même après la disparition d'un ami ?
Jean-Luc, tu nous as quittés brusquement, mais je vois toujours ton sourire et j'entends encore ta voix, la sensation de notre rencontre continue de vivre...
Laisse-moi penser qu'il y a un lieu où je te retrouverai...
Takashi Ichikawa
13 septembre 2021
NOTE
1. Aurélien Barrau, « Jean-Luc Nancy, immortel et révolutionnaire », DIACRITIK, le 4 octobre 2016, https://diacritik.com/2016/10/04/jean-luc-nancy-immortel-et-revolutionnaire/
2. La phrase de Jacob Rogozinski citée par David Zerbib dans « La mort de Jean-Luc Nancy, philosophe de la fragilité de l'existence », le 26 août 2021, Le Monde, https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/08/26/la-mort-du-philosophe-jean-luc-nancy_6092402_3246.html
3. Le mot de Paul Audi recueilli par Robert Maggiori dans « Jean-Luc Nancy, mort d'un philosophe à bras-le-cœur », le 24 août 2021, Libération, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/jean-luc-nancy-mort-dun-philosophe-a-bras-le-coeur-20210824_VUQKEXGQBNACNBV4NO4PNEH7OQ/?redirected=1
4. Jean-Luc Nancy, « Nippospitalité », Le Portique, no. 43-44, « Japon Voyages Intérieurs », CNL, 2018
5. Jean-Luc Nancy et Mathilde Girard, Proprement dit, entretien sur le mythe, Lignes, 2015, p. 91.
6. Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et Nunc, Éditions François Bourin, 2019, p. 169.
7. Aurélien Barrau, op.cit.
8. Jean-Luc Nancy, La Déclosion( Déconstruction du christianisme, 1), Galilée, 2005, p. 86.
9. Ibid., p. 87.
10. Loc.cit.
11. Jean-Luc Nancy, « Résurrection de Blanchot », ibid., p. 137.
12. Ibid., p. 138.
13. Ibid., p. 141.
14. Jean-Luc Nancy, L'Adoration ( Déconstruction du christianisme, 2), Galilée, 2010, p. 130.
15. Loc.cit.
16. Loc.cit.
17. Ibid., p. 131.
18. Loc.cit.
19. Loc.cit.
20. Ibid., p.132.
21. Loc.cit.
22. Ibid., p. 133.
23. Ibid., p. 136.
24. Jean-Luc Nancy, « ‘La fin de la philosophie et la tâche de la pensée’ », Philosophy-World-Democracy, 2.7 (juillet 2021), https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/la-fin-de-la-philosophie