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« La fin de la philosophie et la tâche de la pensée »

14 July 2021

« La fin de la philosophie et la tâche de la pensée »
PHILOSOPHY

The Basket of Bread (Rather Death than Shame), Salvador Dali, 1945; Image credit: Wikimedia Commons

Ce que Heidegger veut dire par « tâche de la pensée » – en tout cas ce que nous pouvons en indiquer – c’est ceci : allons-nous nous tenir face à l’intenable ?  Ou bien allons-nous continuer à nous satisfaire de notre pauvre autonomie philosophique ? Ou bien, pourquoi pas, en finir, ayant apporté la preuve (que personne ne demandait)  d’une superbe, majestueuse et foisonnante inanité ?

Cette formule (qui n’est pas une phrase) vient ici entre guillemets car c’est une citation. C’est la citation du titre d’une conférence de Heidegger prononcée en 1964. Ce n’est pas un des textes de Heidegger le plus souvent mentionné, entre autres raisons parce que son premier syntagme – « la fin de la philosophie » – hérisse le poil voire déchaîne la fureur de ceux qui l’entendent.


Indépendamment de toute autre considération politico-mystique sur Heidegger, on accepte volontiers de s’intéresser à ce qu’il a écrit de la technique, de l’art et même de l’être mais on refuse le plus souvent d’envisager la possibilité même de parler de « fin de la philosophie ». Pour la grande majorité c’est à peu près aussi grossier sinon grotesque que de parler de « fin de la respiration » …comme prémisse d’une « tâche de l’apnée » où il faudrait discerner notre avenir.


Cela suppose que la philosophie serait le seul souffle de notre vitalité intellectuelle et spirituelle – et c’est justement ce qui est en jeu dans l’opposition que pose Heidegger entre « philosophie » et « pensée ».


La question n’est pas ici de savoir si « un » philosophe a eu raison de dire ceci ou cela. La philosophie parle à travers tous les philosophes et si elle parle de sa « fin » cela porte un sens philosophique. Heidegger a cherché ce sens-là même où de la philosophie venait le signal d’une fin, d’un accomplissement et donc d’un nouveau destin. Cela a été su par Hegel : depuis Hegel il s’agit toujours de la fin de la philosophie et d’un autre commencement. Si on ne voit pas ça on ne voit rien.


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Quoi qu’il soit mon propos dans cet article n’est pas du tout de commenter la pensée de Heidegger. Je veux me limiter à montrer que l’expression « fin de la philosophie » prononcée pour la première fois il y a plus d’un demi-siècle – mais préparée, fût-ce de manières très diverses, depuis Marx, Nietzsche ou Kierkegaard ainsi que depuis Comte, Russell et Carnap (1) n’est pas dépourvue de sens.


C’est ce qui est dur à admettre car la plupart s’empressent de souligner que la philosophie, y compris dans ses plus violentes secousses depuis deux siècles, est l’exercice même de notre humanité, et cela d’autant plus qu’on peut la trouver partout, chez tous les peuples et dans tous les temps (c’est du moins ce qu’on croit, ayant donné au mot « philosophie » une extension irréfléchie). Il y a une philosophie bambara et il y a une philosophie du management dit-on, alors qu’on devrait dire qu’il y a une pensée bambara et une idéologie du management. Quand on fait parler à la radio ou à la télé quelqu’un qu’on présente comme philosophe, cela annonce un discours qi va se prononcer sur l’état du monde et ce qu’il faudrait y changer ou y améliorer. En un mot, une philosophie est une façon de représenter et d’estimer le monde.


De manière générale, en fait, le contenu de ces discours est déjà connu : on condamne la violence, l’injustice, on flétrit l’égoïsme, on déclare qu’il faut repenser le bien commun ou l’être-en-commun. Tantôt la perspective est plus réformatrice (et témoigne ainsi qu’elle n’a rien à changer au fond des choses) tantôt elle est plus révolutionnaire (mais l’idée même de la révolution reste celle d’un transfert de pouvoirs à l’intérieur du cadre acquis de la super-puissance technique – comme d’ailleurs c’est le cas depuis Lénine et Mao). D’une manière ou d’une autre on prodigue de bonnes paroles porteuses d’un idéal – une humanité meilleure, plus rationnelle, plus ouverte à la fois à tous et à chacun.


Il faut le dire : on se réfère à cette espèce de confiance somnambulique dans une « amélioration » (sinon dans une « émancipation »), répétant ainsi consciemment ou non ce que disaient Kant, Husserl ou Sartre– qu’on agrémente de quelques épices plus modernes. Je veux dire, par exemple, la « subjectivation » venue de Foucault, l’« autre » repris à Levinas, des usages allusifs et imprécis de la « différance » de Derrida ou de la « création » de Deleuze : on aime bien ces miettes philosophiques mais on se garde d’aborder leurs enjeux (auxquels je reviendrai).


La philosophie parle à travers tous les philosophes et si elle parle de sa « fin » cela porte un sens philosophique.

Tel est, il ne faut pas le nier, le triste état de la philosophie aujourd’hui (y compris souvent à l’école et à l’Université). C’est une version qui se veut noble du règne de l’opinion. – dont peut-être en vérité il n’y a pas de version noble, qui est toujours vulgaire et dont la vulgarité se trouve désormais médiatisée.


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Rien d’étonnant qu’on en arrive ainsi à une extension illimitée du pragmatisme : comment ça marche ? qu’est-ce qui marche le mieux, ou moins mal ? – mais qui marche pour quoi ou quoi marche pour qui ? ? en vue de quoi ?... En vue de quoi ce flot d’information, d’invention, de commentaire ? La règle pragmatiste répond : « en vue d’un fonctionnement toujours augmenté et d’une augmentation forcément désirable ». Mais la vraie réponse sous-jacente est : « en vue de performances techniques et financières qui n’ont d’autres fins qu’elles-mêmes ».


Un exemple flagrant en est donné par la discussion générale (en dehors des pays ouvertement monomaniaques d’identité religio-raciale) sur le « multiculturalisme » distingué d’une « laïcité » qu’on peine à identifier. D’un bord ou de l’autre on cherche le meilleur management d’une réalité de mutation profonde de ce qu’on nomme pêle-mêle « culture », « identité », repères ». Un autre exemple encore plus pénible est celui des conditions du travail, qu’on voit à la fois changer et empirer, toujours profiter plus aux uns et moins aux autres, et là encore on manage (psychosociologuement) une situation dont nul ne se demande quelle est la fin dernière.


Ce qu’on nomme le plus couramment « philosophie » aujourd’hui revient à divers mélanges des eaux tièdes du bon sens, du désir de bien faire et d’un supposé savoir des ressorts du monde. Alors que précisément les mots « sens », « bien » et « savoir » sont dans un état de grande précarité sinon même de mort cérébrale.


Un signe minuscule donne une indication : partout dans le monde anglicisé on nomme le doctorat « PhD » c’est-à-dire « doctorat philosophique », qu’il s’agisse de molécules rares, d’histoire ancienne du Kamtchatka ou de modèles cognitifs. « Philosophie » a ici un sens complètement suranné. C’est une caricature pitoyable de l’ancienne idée d’une science-reine ou bien d’un régime général du savoir supposé applicable aux escargots, aux mécanismes de « subjectivation » ou à l’idée de « Dieu ».


C’est ridicule mais cela révèle comment il a été possible de laisser un mot s’étendre à la manière de l’encre sur un buvard. Or cette encre est très datée et pour nous très obscure : personne aujourd’hui ne peut penser que la « Philosophie » enveloppe toutes les sciences. Mais si elle est d’un autre ordre ? quel est-il ? ici les réponses bredouillent – « réflexion », « esprit critique », « spéculation », « élucubration » …


Bien sûr ce n’est en un sens pas plus étonnant que ce qui est arrivé en français au mot « Monsieur » qui à l’origine signifiait « mon seigneur ». Pourtant la différence est flagrante car « monsieur » correspond à un déplacement historique réel des marques de respect et de courtoisie. En ce qui concerne la philosophie, c’est presque l’inverse : on a conservé le rang éminent de la philosophie sur toutes les sciences (et au fond même sur la théologie du moins lorsque celle-ci désigne bien une discipline de réflexion et d’analyse et n’est pas employée, de manière grossière, comme un synonyme de « confession religieuse »). Mais ce rang éminent est insituable…il flotte dans nuées. (2)



Wanderer above the Sea of Fog, Caspar David Friedrich, 1817; Image credit: Wikimedia Commons

Pratiquement la philosophie est devenue la spécialité des non-spécialistes, des manieurs d’idées et d’évaluations dont chacun se prononce selon son opinion : en fait la philosophie est devenue le nom noble de l’opinion. Or l’opinion désigne le jugement d’une subjectivité (individuelle ou collective) : son ressort se trouve dans les dispositions, les goûts, les tendances de chacun. « À chacun sa vérité » - mais le mot « vérité » ne se définit plus alors que comme… l’opinion.


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Or s’il y a quelque chose qui a créé la philosophie, c’est bien justement la question de la vérité. (3) Non pas de la vérité comme ce qui correspond aux données – par exemple, cet ordinateur pèse 1950 grammes, je peux le vérifier sur une balance. Pour un petit enfant, c’est déjà un peu lourd mais justement on ne parle pas de l’usage de l’ordinateur par un enfant ou par un adulte. On parle dans un système de comparaison et d’instruments de mesure.


Mais la vérité qui a fait, d’origine, le souci de la philosophie a été la question de ce que « vrai » peut vouloir dire s’il n’y a ni mesure, ni comparaison possible. Certes, les grandes civilisations qui ont précédé le tournant philosophique maîtrisaient parfaitement des instruments et des formes ce calcul très élaborés : en témoignent les réalisations des Mayas ou des civilisations africaines anciennes, comme celles des Indiens, Chinois, des Japonais, des Eskimos, des Vikings, etc. sans parler de toutes les réalisations techniques, esthétiques et symboliques de toutes les cultures depuis ce qu’on nomme « le paléolithique ». Partout et tout le temps depuis au moins 300.000 ans.


Pour toutes ces cultures, le vrai (qui ne portait pas forcément ce nom, ni aucun nom) était donné avec un ordre cosmique et symbolique selon lequel la condition humaine avait (et a toujours, là où ces cultures subsistent) sa place, son sens, sa destination. L’existence n’en était pas moins difficile : la maladie, la lutte et la mort n’y ont jamais été déniées mais on pouvait compter sur l’ordre général pour leur donner leur place. La douleur d’être humain, et même d’être vivant, se mêlait à la joie de survivre, de procréer : la pensée ne les séparait pas. Et les pensées de ces innombrables peuples sont riches, inventives, subtiles.


Ce qui ouvre la possibilité de la philosophie est une rupture. Celle-ci se produit en une certaine région du monde. (4) Cette région, l’Est méditerranéen, se trouve à un moment donné ébranlée dans ce qui était alors un ensemble important d’empires et de puissances palatiales. On a parlé d’une invasion par des peuples venus de l’Ouest méditerranéen. Mais on sait très peu de choses sur ce bouleversement. Ce qui en revanche est manifeste, c’est la transformation profonde d’un monde dont on pourrait dire qu’l n’avait plus d’ordre fondateur.


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La philosophie commence dans cette interrogation : que faire s’il n’y a plus d’ordre disponible – ni sacré, ni social, ni cosmique ? L’axe ou l’âme de la réponse philosophique consiste dans la nécessité de fonder soi-même un ordre.


Cette nécessité comporte deux aspects : d’une part elle exige qu’on découvre ce monde dépouillé de ses attributs d’autre part elle exige qu’on justifie la démarche entreprise et ses résultats.


Mais la vérité qui a fait, d’origine, le souci de la philosophie a été la question de ce que « vrai » peut vouloir dire s’il n’y a ni mesure, ni comparaison possible.

En restant très simple (5) on pourra dire : la première exigence invente la « nature », la seconde invente la « raison ». Rien de plus élémentaire semble-t-il que ce couple nature/raison. Nous le connaissons bien et il a structuré des siècles de pensées. Or il se trouve aujourd’hui que nous brouillons nous-mêmes : le pétrole, l’électricité, la possibilité du calcul, l’information sont-elles des réalités naturelles ou rationnelles ?


Ce qui a guidé la philosophie, sous toutes ses formes, a toujours été de rendre raison de la nature et de naturaliser la raison. Rendre raison : c’est-à-dire mettre au jour les principes d’où procèdent le cosmos, la vie, et si possible la pensée elle-même. Ce dernier point revient à ce que je nommais « naturaliser la raison » : comprendre que la totalité de ce qui existe provient de et accomplit une finalité. Cette dernière a cessé d’être la réalisation d’un ordre donné avec le monde lui-même.


L’ordre que nous donnons ou découvrons au monde, nous l’avons nommé « science » ou « maîtrise des forces », accomplissement d’un « homme total ». La philosophie a déployé des trésors d’ingéniosité pour le saisir : « raison suffisante », « histoire de l’Esprit », « retour aux choses mêmes », « Être qui n’est rien d’étant ». Parallèlement il y a eu : « matérialisme intégral », « révolution des rapports sociaux » et maintenant transhumanisme » (augmentation de l’homme par sa propre technique). Et enfin, comme on l’a déjà évoqué, pragmatisme : laissons tout principe et débrouillons-nous (à quoi on peut toujours demander : pourquoi donc se débrouiller ???)


Voilà un abrégé ironique – mais pas seulement–, cruel – mais pas seulement. Pas seulement puisque de fait le Donné Primitif y a perdu ses prestiges de savoir et de manifestation : ce qui est à savoir, les sciences le savent, et ce qui se laisse discerner est un épais brouillard.


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(Parenthèse : je ne suis pas en train d’expédier à la décharge tous les travaux philosophiques. Loin de là ! L’importance des grandes œuvres du XXe siècle, l’acuité et la profondeur de leurs exigences ne se discutent pas. Elles ont toutes contribué à creuser plus avant la question de la « vérité ». Mais on se soucie trop peu de ce fait essentiel ; ils sont tous– quelles que soient leurs idiosyncrasies – préoccupés de la philosophe elle-même. Si on les observe de près, on constate que tous ont affaire, à travers divers objets de pensée, à la question de la philosophie en tant que telle. (6) Tous ces philosophes – on pourrait le montrer sur pièces – souffrent de ce qu’ils savent manquer sans pour autant savoir ce que c’est, et surtout en doutant que ce soit quelque chose d’identifiable. Mais que cela manque et surtout qu’il ne suffit pas de dire « ça manque, c’est comme ça » (formule du nihilisme), voilà ce qui importe.



SMSMS, Maurizio Bolognini, installation 2000-2006; Image credit: Wikimedia Commons

Or il ne suffit pas pour ce faire d’inventer une philosophie nouvelle. L’innovation, la transformation, la mutation ou la révolution ont été d’emblée inhérents à ce qui s’est nommé « philosophie » (amie du savoir du discernement ou de la maîtrise mais non compétence acquise ni établie). La philosophie s’est engagée dans son propre projet d’une manière qu’on pourrait dire délibérément infinie. Cela peut se montrer de manière précise sur chaque philosophie.


Ce qui nous incombe – et qu’ont ressenti les philosophes (disons pour simplifier à partir de Hegel) – c’est de surmonter cette infinité (7) sans pour autant la bâillonner d’une sangle dogmatique (qu’elle soit nihiliste ou cynique ou mystique).


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Il fut pour cela considérer l’énorme ambivalence de l’entreprise philosophique – qui contient aussi bien la politique, l’art et la foi (8) de ce qui en est venu à se nommer « l’Occident ».


L’ambivalence est inhérente au terme : l’occident c’est le coucher du soleil. C’est donc à la fois un accomplissement et une angoisse. L’Occident aura été une si puissante machine d’accomplissement qu’il est devenu le tissu physiologique d’un organisme planétaire, voire cosmique. Il aura été tout autant l’angoisse d’un monde entier livré à sa propre destruction. Tout se passe comme si la physiologie entière de l’organisme planétaire ne cessait de développer une auto-immunité qui l’épuise.


La colonisation est l’emblème de cette auto-immunité (c‘est-à-dire de cet auto-empoisonnement). Issue du développement exponentiel aussi bien du désir de l’appropriation de tous les biens possibles que de la volonté de savoir, la colonisation a brisé le monde qu’elle prétendait unifier. Il s’est agi à la fois d’ouvrir le monde à son propre savoir et de fermer ce savoir à ce qui pourrait l’excéder (au donné qui l’’aurait précédé sans pourtant aucune antériorité-plutôt comme une extériorité, comme son dehors le lus inntime).


Or c’est exactement ce mouvement – intéressé à la fois au sens de de la maitrise et au sens de la connaissance – qui anime la philosophie. Il ne s’agit pas (ou plus) de recevoir un donné et de l’honorer. Il s’agit de faire surgir un ordre nouveau. Il ne s’agit pas non plus de gérer un peuple et son territoire mais de redéfinir l’un et l’autre, de parler d’humanité et d’univers.


Il s’agit de fonder et d’étayer la fondation. Il faut inaugurer et poursuivre – en sachant toujours la réinventer – l’inauguration jusqu’à sa fin.


En ce sens la philosophie se distingue de toutes les pensées, sagesses et méditations des autres cultures. Ailleurs on ne prétend pas fonder mais observer soigneusement et inlassablement les forces, les tensions en jeu, les souffles, les inclinaisons sans prétendre en connaître ni la nature ni le sens : de tels concepts sont même ici déplacés. Il se peut qu’il n’y ait rien à savoir ni à accomplir : mais tout à accueillir, jusqu’à l’énigme ou en commençant par elle. (A cet égard plus d’une pensée occidentale, mystique en particulier, a parfois au moins semblé converger avec cet abandon actif.)


La différence majeure tient à ceci que la philosophie n’accueille pas mais entreprend et réalise. La réalisation – du sens, de l’être, des principes et des fins – est le maître mot de la philosophie. C’est ainsi qu’elle est inséparable de la formidable technogenèse qui a engendré un nouveau Monde. La puissance de l’exigence de fonder et de faire croître est devenue très exactement la civilisation technique.


La philosophie est d’essence anarchiste : la devise de l’anarchie - « ni Dieu ni Maître » - peut être considérée comme sa maxime. Mais ce « ni…ni » exige à son tour d’être considéré pour lui-même.

Comme on le sait bien, la technique est apparue avec l’homme et les réalisations magistrales de toutes les cultures à travers tous les âges de l’humanité n’ont pas besoin, d’être rappelées. Ce qui est nouveau avec l’Occident c’est que la technique se met à devenir sa propre fin. Il y avait un mobile propre – d’ordre sacré – à la construction des Pyramides. La Tour Eiffel, au contraire, n’est consacrée qu’à la maîtrise sidérurgique dont elle est le produit. De même, quelles que soient les finalités invoquées aujourd’hui pour les recherches biologiques ou cosmologiques, leur énergie motrice réside dans l’auto-développement des capacités d’analyse, de contrôle et de réalisation des programmes concernés. (9)


8


Certes on ne peut pas nier les réalisations incomparables de la culture occidentale. Mais il ne faut pas oublier qu’elles sont intimement liées à l’autoréalisation qui a été au cœur de la philosophie (et de la politique comme de l’art). Il ne faut donc pas méconnaître qu’on ne peut pas dissocier l’Occident de ce désir forcené d’autoréalisation qui est précisément en train d’asphyxier le monde.


La philosophie s’est engagée d’emblée dans la voie qui lui était ouverte : comment faire un monde si tous les ordres cosmiques, physiologiques, énergétiques sont ébranlés (et peu à peu détruits). Elle a répondu par une succession impressionnante de représentations du monde (mathématique, mécanique, historique, relevant ses contradictions ou s’enfonçant dans la chair des choses, etc.). Ces représentations exprimaient divers moments de progression de l’histoire que la philosophie s’était aussi donnée à elle-même comme son processus de réalisation. Ainsi est-elle devenue l’accomplissement de son savoir comme technoscience, l’accomplissement de son devoir comme humanisme et l’accomplissement de son désir comme mondialisation. A ce point, il n’est plus nécessaire d’élaborer des représentations du monde : le monde est devenu sa propre représentation, il est l’autonomie techno-humano-cosmique.


Cette autonomie réalise bel et bien la fin – la visée – et l’accomplissement de la philosophie, c’est-à-dire de l’Occident c’est-à-dire de l’autoréalisation (qui passe en même temps par la misère, le malheur et la destruction de milliards d’individus dont on se demande qui les considère comme des hommes, pour ne rien dire des désastres écologiques ajoutés aux malheurs de tous). (10)


La réalisation de la philosophie – issue elle-même du besoin de s’autonomiser dans un monde où il semblait ne plus y avoir de référence à autre chose – est la réalisation de la réduction de l’ « autre » en général : de l’allo irréductible à toute identité et même à toute comparaison. . (allo ne co-apppartient pas à auto tandis que hétéro est corrélé à homo).


Or le réel est nécessairement allo. Comme la pierre que je heurte est hors de moi, celui/celle que j’aime est hors de moi ; l’œuvre de l’artiste est hors de moi. Si quelque chose caractérise les dieux de toutes les mythologies c’est qu’ils ne sont pas humains La philosophie a toujours su, au fond, cette allotropie du réel – lorsqu’elle a parlé du « bien au-delà de l’être » (Platon) ou de la « liberté inconnaissable » (Kant) ou de « l’être qui n’est pas » Heidegger. (11)


Mais cette allotropie – celle du poulpe ou celle du fou, celle des polymères ou celle du varech – n’est pas l’objet d’un savoir ni d’un pouvoir et c’est ce que, tout en le pressentant sans cesse, nous avons toujours oublié.




En fait ce n’est pas un oubli : c’est une contradiction inscrite au cœur de la philosophie. Puisqu’elle procède de la nécessité de l’auto– « savoir, pouvoir, vouloir par soi-même » – elle ne peut que simultanément reconnaitre et repousser l’allo par rapport auquel cependant l’auto se détermine forcément. C’est ce qui se passe lorsqu’on veut qu’un enfant « réfléchisse par lui-même » : comment accéder à ce « par soi-même » sans le distinguer du « par les autres » ? Cette question qui paraît triviale traverse en fait toute la philosophie. On peut l’illustrer par le problème de l’anarchisme : comment former un anarchiste sans quelques préceptes et obligations.


La philosophie est d’essence anarchiste : la devise de l’anarchie - « ni Dieu ni Maître » - peut être considérée comme sa maxime. Mais ce « ni…ni » exige à son tour d’être considéré pour lui-même. Que signifie la négation de ce qui ne serait en rien déterminable et donc pas plus nié qu’affirmé ? On pourrait dire que toute la série théologique qui va du Rig Véda jusqu’à la Genèse (12) a consacré un soin extrême à préserver une certaine présence à ce qui se situe en-deçà de toute forme, matière ou existence – dans le ni-ni. Il s’agit toujours d’une manière ou d’une autre d’une puissance de parler et par la parole de faire être.


La philosophie saisit cette puissance non comme une parole (comme une adresse) mais comme l’enchaînement à lui-même du logos, c’est-à-dire de l’autosuffisance en effet sans dieu ni maître. On pourrait dire que le point culminant de cette autosuffisance se trouve là où Hegel, affirmant l’inanité du verbe « être » en tant que copule en déduit son autonégation et ainsi la possibilité d’un premier moment.


L’être n’est donc ni étant ni néant : il se rapporte à lui-même en se niant. C’est en quoi la philosophie de Hegel accomplit l’autoréalisation. (13) La philosophie assume entièrement le ni-ni en l’identifiant comme autonégation mutuelle et automatique (en somme) de ce qui pourtant s’ouvre en elle et à elle comme l’allotropie même ou la distension irréductible de l‘être. Ce qui en ce point reste et doit rester l’allo-logie put se dire avec ces mots de Tchouang-Tse : « le point culminant du discours se situe dans un mode d’expression qui serait tout à la fois non-silence et non parole ». (14)


9


Qu’on ne croie surtout pas que je cherche à barbouiller du chinois sur l’allemand de façon à obtenir une médiation ! Au contraire ; les phrases de Hegel et celles de Tchouan-tse sont intraduisibles l’une dans l’autre. Cette intraductibilité entre deux ni-ni n’est pas une affaire de langues. Vous pourrez indéfiniment aller de l’une à l’autre.


Ce qui résiste est le caractère irréductible de l’allo. « Ni-ni » doit exclure toute espèce de médiation. Ni une Chine que nous penserions récupérer, ni un Occident que nous penserions orientaliser n’ont de sens ici puisque nous sommes dans un même espace, de toutes parts dépourvu d’allotropie ou pour le dire autrement de dehors, d’irréductible, d’inidentifiable, de non reconnaissable.


La différence majeure tient à ceci que la philosophie n’accueille pas mais entreprend et réalise. La réalisation – du sens, de l’être, des principes et des fins – est le maître mot de la philosophie.

Ce que Heidegger veut dire par « tâche de la pensée » – en tout cas ce que nous pouvons en indiquer – c’est ceci : allons-nous nous tenir face à l’intenable ? Ou bien allons-nous continuer à nous satisfaire de notre pauvre autonomie philosophique ? Ou bien, pourquoi pas, en finir, ayant apporté la preuve (que personne ne demandait) d’une superbe, majestueuse et foisonnante inanité ?


Jean-Luc Nancy, 11 juillet 2021



 

NOTES


1. Cette brève liste rappelle simplement quelques noms majeurs. Mais il s’agit de toute une époque.


2. C’est le cas, comme on sait, depuis Aristophane et cela mériterait réflexion : on s’est toujours moqué de la philosophie autant qu’on la vénérait. Aujourd’hui on ne se moque plus car elle est devenue l’eau tiède dont je parlais.


3. En dehors de la vérité opposée au mensonge (en français la véracité), l’idée de vérité, hors de la philosophie, se confond avec celles d’énoncé de l’être, de la présence du donné. Les premières lignes du Popol Wuh sont exemplaires : « C’est la racine de l’ancienne parole de ce lieu nommé Quiché » nouvelle traduction https://fr.wikipedia.org/wiki/Popol_Vuh. Mais les plus anciennes traductions sont aussi éloquentes ; c’est toujours « voici le Quiché (ou Quichué) voici le lieu de l’origine, originairement nommé de son vrai nom. La vérité de ce nom, c’est le nom même.


4. D’autres régions connaissent une rupture analogue bien que différente : Bouddha, Confucius, Lao Tseu, le sanctuaire d’Ise au Japon, etc. – par rapport à des culture plus anciennes comme celles des Maya, des Vedas, de la Mésopotamie et de tant d’autres. Il faut aussi bien sûr prendre en compte dans le monde méditerranéen la longue et complexe transformation de l’Égypte, commencée bien plus tôt ainsi que celles de la culture perse.


5. Trop simple c’est sûr mais mon parti ici est de dégager – sans simplisme – des lignes franches à partir desquelles on pourra revenir vers la complexité.


6. Aucune mythologie ne s’interroge sur son propre statut.


7. Ou cette indéfinité : je ne peux pas m’arrêter ici sur ce point, certes important.


8. On s’étonnera que je ne m’arrête pas sur les religions de l’Occident, qui ont joué un rôle si important. C’est parce qu’elles sont elles-mêmes – à des titres certes divers – des aspects du phénomène occidental et donc philosophique. En particulier la Perse, l’Égypte et Israël ont joué des rôles décisifs dans la mutation occidentale


9. Certes, la pandémie actuelle redonne de l’importance aux finalités immédiates. Mais elle est elle-même un effet du développement de la technosphère… De même, on ne cesse pas d’avancer dans la recherche sur le cancer mais on ne cesse pas non plus de répandre les cancers…


10. Bien que ce soit juste et nécessaire il est vain de protester contre la richesse exponentielle de quelques-uns puisque cet accroissement de richesse appartient à l’auto-développement ontologique de la Machine.


11. Pour ne garder que ces exemples de qu’on trouve dans chaque grande philosophie.


12. Je ne prétends établir aucune filiation mais il y a des analogies frappantes.


13. Bien sûr on peut montrer que cela ne satisfait pas Hegel lui lui-même qui pour cette raison qualifie d’infini le rapport à soi de l’être. Cette notion de l’infini demanderait une autre analyse.


14. Les Œuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, Editions de l’Encyclopédie des nuisances, 2006, p.226.


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